Comment défendre des projets artistiques et ne pas avoir conscience de ce que cela génère en termes de déchets ? » Dérangeante, la question est posée par Yann Domenge, auteur et metteur en scène depuis 25 ans. C’est en travaillant dans de grosses productions qu’il a été interpellé, à l’aube des années 2010, par l’océan de gaspillage engendré par le secteur culturel. À l’époque, le constat est audacieux mais Yann Domenge n’en démord pas. Effaré par tous ces décors spectaculaires qui finissent à la benne, il finit par créer, avec son chef machiniste et un petit collectif, l’association Artstock.

De Paname à Blajan
Commence alors un long travail pour sensibiliser les directions techniques des théâtres. Rapidement le Théâtre des Champs-Élysées, le Théatre du Vieux Colombiers ou encore la Comédie Française adhèrent à la démarche. Une plateforme de récupération de 800 m2 voit le jour dans le 77. « Nous avons fait notre premier partenariat avec le Stade de France qui se débarrassait des scénographies de Aïda et nous avons ouvert ce trésor au public », se souvient Yann Demonge.
Sauvée de la production pharaonique, la statue du sphinx a entre-temps servi pour un téléfilm de TF1 puis un décor égyptien à la mairie de Monaco avant de revenir trôner au milieu d’autres décors d’Artstock, installé cette fois à Blajan, entre Toulouse et Tarbes.
« Le foncier, devenu trop cher en Île-de-France, mettait en péril notre modèle économique. Aussi, lorsqu’en 2016 on nous a proposé de nous installer dans l’ancienne tuilerie de Blazan, condamnée par le commissaire du redressement productif dans le cadre d’un plan de revitalisation, nous avons accepté », explique Yann Domenge, ravi de l’aubaine.

Capharnaüm organisé
À une vingtaine de kilomètres de Saint-Gaudens, en pleine campagne, les habitants de Blajan ont vu d’un œil sceptique arriver « ces bobos parisiens activistes » investissant 3 000 m2 pour stocker des déchets. Mais à y regarder de près, c’est une vraie cabane d’Ali Baba qu’ils ont découverte. Accessoires scénographiques, rideaux, costumes de scène, décors préconstruits, poutres métalliques, bois, géotextile, bobines de fil, miroirs, voire même un éléphant XXXL… l’arsenal est en effet inimaginable. Pas le temps de chômer pour la dizaine de salariés qui s’affaire à réceptionner, référencer et ranger. Ici tout est reloué, revendu, ou redonné, à des projets socioculturels par exemple. « Nous venons de recevoir 1 200 plaques de moquette phonique pratiquement neuves qui valent 85 € pièce et que nous allons écouler pour 10 €, s’enthousiasme le directeur de l’association. C’est une belle opportunité pour faire, par exemple, un studio d’enregistrement. Nous avons reçu récemment en palette 2 000 m2 de plancher neuf, certifié France. Le lot est parti en moins de 2 semaines ! »
De l’agriculteur à l’artisan en passant par des brocanteurs, des compagnies artistiques ou encore des associations… la recyclerie attire plus de 2 000 visiteurs chaque année. L’association vient de passer le cap des 100 000 € de chiffre d’affaires annuel. Face à une demande croissante, Artstock va d’ailleurs devoir rouvrir une plateforme à côté de Paris, pour faire tampon.

Mobilisation nationale
Depuis sa création, Artstock a récolté pas moins de 6 200 tonnes de déchets ! Encore une goutte d’eau dans cette mer de gaspillage mais la nécessité de limiter l’impact environnemental prend peu à peu forme dans le milieu du spectacle vivant, de l’audiovisuel, ou de la mode. À l’instar de la marque de luxe LVMH qui travaille sur la question depuis 2017 et avec lequel Artstock a signé un partenariat pour récupérer les déchets produits lors des défilés de prêt-à-porter. « Nos fournisseurs sont à 80 % issus d’Île-de-France, regrette Yann Domenge. Nous commençons à travailler avec quelques musées de Toulouse mais globalement nous ne sommes pas assez repérés en région. Aussi, avec le soutien de l’Ademe Occitanie, nous allons lancer dès 2022 un vaste programme triennal de sensibilisation et de mobilisation des professionnels des arts vivants, de l’audiovisuel et de l’événementiel. Ce projet vise à structurer un réseau d’acteurs agissant sur le plan de la décarbonation de la culture en adoptant des pratiques favorisant l’économie circulaire. » Deux journées réunissant des spécialistes autour de colloques, rencontres et débats sont déjà prévus à Toulouse et Montpellier.

Pas de relâche
Accompagnement des entreprises ou collectivités à la RSE, ateliers de sensibilisation des jeunes au développement durable par le réemploi, interventions à L’ISEG Toulouse (école du digital, du marketing et de la communication), partenariats Formation de préqualification aux métiers de la transition écologique et de l’école ETRE, Artstock actionne plusieurs leviers et multiplie les passerelles. Avec Damien Forget qui a monté de son côté une petite recyclerie près de Nantes, Yann Domenge a eu l’idée d’expérimenter dès 2018 une collaboration sur le partage des flux. De là est né RESSAC, en 2020, un réseau national des ressourceries artistiques et culturelles qui rassemble aujourd’hui 7 structures réparties sur l’ensemble du territoire.
« Notre volonté est de fédérer une filière efficiente du réemploi culturel à travers un maillage stratégique basé sur des dynamiques et des acteurs locaux », assure Yann Domenge. Bien plus qu’une matériauthèque ou une recyclerie, Artstock trace une voie verte dans le champ du spectacle vivant.