Dans ce monolithe sans fenêtres qu’est le Mémorial de Rivesaltes, la seule ouverture, c’est le ciel », développait Rudy Ricciotti dans le journal Le Monde en 2015. Dans cette interview bouleversante, l’architecte du Mémorial (mais aussi du MuCeM, à Marseille) expliquait pourquoi il avait choisi de ne l’éclairer que par des patios : « Parce que c’est un lieu sans futur, un lieu sans espoir. Il n’y a pas d’autre espoir que de regarder le ciel. » Enfoui dans le sol de cette vaste et morne plaine telle une tombe de 210 m de long, son bâtiment matérialise un geste de l’esprit, radical et sans concession. Après quelques pas seulement sur le site où ont été enfermés Républicains espagnols, Tsiganes, Juifs, harkis… pas besoin de discours pour amorcer le travail empathique de mémoire et de réflexion auquel il convie. L’élévation est à chercher en soi, et moins entre les murs inexorablement en ruines de ces baraquements que le temps finit d’effacer. Rarement – jamais peut-être ? – une architecture n’a traduit avec autant de pertinence la fonction qui lui a été confiée : tenter de dire l’indicible, donner à voir l’invisible, comprendre l’incompréhensible. « Ce projet m’a bouleversé quand j’ai compris ce que l’on avait fait, nous les Français. On se dit que c’est monstrueux », concluait Rudy Ricciotti.

Paris tenus
Dix ans après, cet automne 2025, Céline Sale-Pons, invitait le public à commémorer la création du Mémorial du camp de Rivesaltes qu’elle dirige. Elle a rappelé le chemin parcouru : « Ce lieu a été un pari. Le pari qu’un camp d’internement et de violence devienne un lieu de pensée, de conscience, un espace d’ouverture. » Aujourd’hui, le lieu est en effet un acteur majeur dans le paysage mémoriel français. « La mémoire est une matière vivante, un futur en construction », philosophait Céline Sale-Pons ce jour-là. Son objectif : faire du Mémorial du camp de Rivesaltes « un lieu qui prévienne du repli sur soi ».

Genèse du projet
Hémeline Malherbe, présidente (PS) du conseil départemental des Pyrénées-Orientales, a rappelé le début de l’aventure avant la création du bâtiment ; les baraquements devaient être rasés. En 1997, un journaliste de L’Indépendant, Joël Mettay, interpelle sur la découverte d’archives sur des Juifs internés et déportés, retrouvées dans une décharge publique. L’affaire émeut bien au-delà du territoire régional. Une pétition signée de personnalités comme Simone Veil, Robert Badinter, Edgar Morin, Serge Klarsfeld… exige un portage politique afin de préserver cette mémoire. Ce qu’entend Christian Bourquin, alors président (PS) de la Région. Il y voit « la nécessité d’agir pour témoigner de ce passé », lui rend hommage Hémeline Malherbe. « Il s’engage notamment dans la protection du site qui est inscrit aux Monuments historiques en 2000. » Une chargée de mission est alors nommée, Marianne Petit. Entre 2000 et 2015, elle commence à récolter les témoignages. « L’idée est de créer un lieu qui parle de toutes ces histoires et de faire découvrir les unes et les autres », relate encore Hémeline Malherbe. De nombreuses associations de descendants s’investissent dans la naissance du projet et les personnalités signataires de la pétition également. L’architecte Rudy Ricciotti remporte le concours d’architecture en 2006 et les travaux démarrent en 2012. Le bâtiment est inauguré le 16 octobre 2016 en présence du Premier ministre Manuel Valls.

Qui efface quoi ?
Représentant la présidente de la Région Occitanie, Carole Delga, Agnès Langevin soulignait l’importance de « dépasser la concurrence mémorielle pour faire quelque chose à visée humaniste et universaliste ». Outre le fait, en effet, que chaque communauté, espagnole, juive, harki, tsigane, mais aussi homosexuelle, sénégalaise, guinéenne… revendique légitiment sa juste place au Mémorial – un équilibre délicat à définir, consubstantiel à l’exercice –, une polémique a tenté de ternir l’œcuménisme scientifique en ces jours d’anniversaire. Des représentants du Rassemblement national ont qualifié le Mémorial de « temple du wokisme », où la mémoire des harkis serait « délibérément effacée. » Il n’en est rien. Ces élus RN n’ont simplement pas ou peu visité le Mémorial. Car qui efface quoi ? On se souvient au contraire – et c’est précisément le rôle d’un tel lieu – que certains fondateurs de leur parti, ex-FN, membres des organisations criminelles Waffen-SS et OAS, n’étaient pas du bon côté de la barrière.
Mais le Mémorial est aussi un lieu de recherche et de connaissance ; un travail mené jusqu’en 2022 par Denis Peschanski, aujourd’hui président du conseil scientifique des hauts lieux de la mémoire nationale en Île-de-France, et depuis, par Laurent Joly. Des colloques et journées d’études sont régulièrement organisés en lien avec les universités nationales et internationales.
Alors certes, « le Mémorial est un outil politique », revendiquait pour conclure Agnès Langevin, précisant que « la lutte contre le racisme, la haine, l’antisémitisme [ constituait ] le socle de [son] combat contre l’extrême droite ».

Reste que bien des questions demeurent encore sans réponse. L’élimination de ces archives sur l’internement et la déportation de Juifs depuis Rivesaltes a-t-elle vraiment été décidée de façon “administrative”, sans intention malveillante ? Pourquoi, en 1985, a-t-on créé et maintenu sur le site un « centre de rétention administrative » pour étrangers en situation irrégulière jusqu’en 2007 ? Pourquoi, en 1986, a-t-on transféré les sépultures des réfugiés harkis disparus dans les années 1960 du camp Joffre (le site du Mémorial) au cimetière de Rivesaltes ? Pourquoi les familles ne l’ont-elles appris qu’en… octobre 2025 ? Preuves que ces travaux de mémoire, indispensables, relèvent toujours d’une brûlante actualité, ces questions ne trouveront pas de réponses parmi les seuls patios du Mémorial.

En chiffres

• Le mémorial, ce sont aussi 25 expositions en 10 ans, des artistes régulièrement invités en résidences. Une bande dessinée a été produite sur le camp : Il ne nous restait que le vent de Clément Baloup et Sae Youn Koh.

• 400 000 visiteurs dont 150 000 scolaires ont fréquenté le mémorial depuis sa création.

Légendes

1 – À l’occasion de la Journée nationale d’hommage aux harkis, le 25 septembre 2025, cette modeste gerbe a été déposée par des familles de victimes de manière non officielle. Elle n’en est pas moins touchante.

2 – Au centre de l’îlot F des près de 600 ha de l’ancien camp Joffre, le Mémorial de Rivesaltes conçu par l’architecte Rudy Ricciotti.

3 – Le groupe barcelonnais Rumbamazigha a été invité à se produire dans l’auditorium du Mémorial le jour de l’anniversaire.