
Nommés en avril par le ministère de la Culture, avec le soutien de la Métropole et de la Région, les nouveaux codirecteurs auront pour mission « dès cette année », de regrouper le centre chorégraphique national (CCN) et Montpellier Danse, au terme du contrat de Christian Rizzo resté neuf ans à la direction du CCN, et suite au décès de Jean-Paul Montanari, directeur de Montpellier Danse pendant quarante-trois ans.
Leur mission, énonce le communiqué du ministère, devra – ça tombe bien – relever d’un : « esprit pionnier d’innovation et d’expérimentation, une inscription au niveau national, européen et international, une haute ambition artistique en matière d’art chorégraphique ». Depuis le Couvent des Ursulines, monument historique mis à disposition par la Métropole de Montpellier, le quatuor devra aussi « participer au renouvellement des politiques publiques en faveur de la danse, accompagner la création et l’invention de nouvelles formes ». Dotés d’un budget de 3,7 M€, ils devront « renforcer la filière danse et mieux intégrer les enjeux contemporains qui la traversent, que ce soit en matière de production, diffusion, programmation et de formation. »
Tandis que la nomination à un tel poste désigne habituellement une unique personnalité, le caractère inédit de ce choix – « unanime » selon le communiqué du ministère – n’est pas si surprenant ; la transgression des usages étant d’abord institutionnelle. Les tutelles du CCN et de Montpellier Danse étant respectivement l’État et la Métropole, les voilà désormais associées selon un mouvement politique plus ou moins souhaité, de fusion des structures culturelles. Enfin, si beaucoup attendaient ce renouvellement, nombreux sont également ceux qui garderont un souvenir ému de Jean-Paul Montanari, malgré sa personnalité clivante.
Entretien avec Dominique Hervieu et Pierre Martinez
Quand on lit vos CV, on comprend aisément le vote unanime en votre faveur. Pour vous, Dominique Hervieu : officier de l’ordre des Arts et des Lettres, de la Légion d’honneur, commandeur de l’ordre national du Mérite, entre autres ; pour Hofech Shechter : officier de l’ordre de l’Empire britannique ; vous, Pierre Martinez, directeur de nombreuses structures culturelles de premiers plans… Mais après avoir tant fait, allez-vous pouvoir innover ?
Dominique Hervieu : C’est fort d’avoir innové dans les autres postes, comme on l’a fait aussi dans le cadre des Olympiades [Dominique Hervieux et Pierre Martinez, étaient responsables de l’Olympiade culturelle à Paris 2024 – NDLR], Pierre et moi, et d’avoir été confrontés à des défis, que se crée un rapport au projet avec une exigence d’invention. Et c’est sûr, chaque poste est un défi.
Comment allez-vous fonctionner ?
DH : D’abord, de façon générale, on est quatre codirecteurs et on a la même vision des points forts du projet, de ses valeurs, de son orientation. C’est le socle : esthétique, éthique, avec une dimension de partage très forte. Et à partir de là, chacun se déploiera à partir de ses expériences et de ses compétences. En ce qui concerne la programmation, elle me reviendra. Mais on choisira ensemble les artistes associés. Et l’orientation, c’est vraiment la diversité des esthétiques et aussi une grande attention à la jeunesse.
Il y aura encore deux programmations distinctes ou simplement le festival et la saison ?
DH : Oui, c’est très important. Je crois que tous les directeurs artistiques en France qui ont un festival rêvent d’avoir une saison. C’est très important d’avoir la force de l’événementiel et d’avoir en même temps la richesse du lien régulier avec les spectateurs, avec les écoles, avec les habitants, avec les entreprises. L’idée, c’est d’ouvrir à toutes les esthétiques, notamment celles liées aux nouveaux langages corporels, comme le cabaret, le hip-hop, toutes ces nouvelles écritures.
Le cabaret et le hip-hop sont déjà là depuis un petit moment désormais !
DH : Vous avez absolument raison. Historiquement, le cabaret, c’est très ancien. Et avec une partie très forte, les cabarets berlinois. La danse représentait une partie très importante dans l’histoire du cabaret, avec les danses grotesques, très critiques sur le plan politique. C’est une très belle période qu’a eue la danse à cette époque-là. Aujourd’hui, il y a un néocabaret…
On revient tout de même à des choses déjà identifiées.
DH : Tout à fait. De toute façon, souvent la nouveauté s’appuie sur des choses historiques. Il y a très peu de table rase. C’était les années 60, 70, où on avait envie de table rase. Alors qu’aujourd’hui, à l’inverse, on est dans de l’hybridation, on picore des influences de tous les siècles, y compris sur le baroque par exemple. Les artistes puisent de façon tout à fait libre dans des influences historiques plurielles, multiples, pour trouver leur récit et leur langage. Donc, en tout cas, on garde le Festival Montpellier Danse et on garde la programmation. C’est une façon de construire le public et aussi de s’adresser vraiment à la jeunesse, c’est-à-dire aux écoles, aux lycées, aux universitaires.
On sent en effet, dans votre travail, une vraie orientation vers la jeunesse, la transmission…
PM : Par rapport à ça, le fameux Master Exerce [formation diplômante unique en France pour les chorégraphes – NDLR] donne un appui très fort. Mais ça sera aussi l’éducation artistique et, plus largement, la philosophie, ce sera : qu’est-ce que la danse peut apporter comme art de vivre ? En dehors de la relation à l’œuvre et du spectacle, qu’est-ce qu’on peut inventer ? Qu’est-ce que les artistes peuvent créer – comme objet esthétique, bien sûr, puisqu’il s’agit toujours d’art – pour tisser un lien entre les spectateurs et la danse en dehors des spectacles ? Donc, l’éducation artistique et cette formation Exerce nous intéressent beaucoup. Et Jann [Gallois ] et Hofesh [Shechter] souhaitent y intervenir et apporter leur vision ; ils seront très actifs. Et avec moi aussi, bien sûr.
Hofesh Shechter a déjà sa propre époque, sa propre école, non ? Comment va-t-elle s’insérer dans votre projet ?
PM : Ce n’est pas une école, c’est une compagnie. Hofesh l, c’est la compagnie et Hofesh ll, c’est une compagnie d’insertion, avec des 18 à 25 ans choisis sur audition. À la dernière, il y avait 1 200 jeunes pour huit places. À partir d’extraits d’œuvres, ces huit jeunes créent une pièce et, tout de suite, entrent dans la vie active. Il a une tournée de dix-huit mois dans toute l’Europe. Hofesh II, c’est vraiment de l’insertion d’interprètes. Et ce qu’on souhaite, c’est avoir les deux entrées : créateur chorégraphe, c’est le choix du master ; interprète, c’est Hofesh ll. Évidemment, pas besoin d’expliquer tous les croisements qu’il peut y avoir entre ceux qui veulent être interprète et ceux qui veulent être chorégraphe. Et puis… je n’ai pas du tout l’obsession des cabarets, mais pour répondre quand même à ces nouvelles expressions du clubbing, à toutes ces danses urbaines, y compris aussi les danses traditionnelles occitanes – Il y a beaucoup de gens aujourd’hui qui créent des formes nouvelles à partir de répertoires anciens, c’est très intéressant –, il faut que ces personnes-là, autodidactes, puissent avoir accès soit aux universités, soit à des formations importantes. Ce sera une troisième formation qui s’appellera Boost, où les critères d’entrée seront plutôt des critères sociaux et de motivation. Et ça, ça nous intéresse beaucoup. D’une manière générale, on n’innove pas pour innover. Notre souci, ce n’est pas l’innovation.
L’exhortation à l’innovation, Olivier Sacomano et Nathalie Garaud, codirecteurs du Théâtre des 13 vents, lui ont fait un sort dans leur dernier spectacle. Pierre, vous voulez intervenir ?
Pierre Martinez : Oui, sur un point de vue plus institutionnel. On évoquait la création/fusion de ces deux structures qu’étaient le CCN et Montpellier Danse. Effectivement, là, il y a une part d’innovation. Et, je pense que ça va être très observé, parce qu’on verra peut-être comment modéliser des fonctionnements qui permettent une meilleure efficacité. Mais c’est vrai que l’intégration de toutes les missions qui sont couvertes par ce nouvel établissement, les liens qu’on tisse entre ces différentes missions créent des synergies et permettent un effet structurant à l’échelle, par exemple, du territoire. On sait bien qu’il y a une grande demande sur le territoire. Le territoire est extrêmement riche. Il a une grande histoire. Et là aussi, en revenant à ce que vous disiez au début, notre souci, ce n’est pas d’être en rupture.
À propos de structure, l’Agora de la danse, paradoxalement, n’est pas un lieu franchement ouvert. Ce fut un cloître, une prison, notamment de la gestapo, une caserne et, pour couronner le tout, des grilles ont été dressées autour pour en exclure les indésirables, après la mort d’un SDF sur le parvis du centre chorégraphique. Qu’allez-vous faire pour ouvrir enfin ce lieu ? Allez-vous faire retirer cette grille, déjà ?
DH : Ce qu’on peut dire, c’est qu’il faut du temps pour faire ça. L’idée, et c’est certain qu’on va y arriver, c’est que l’Agora puisse devenir un lieu de vie. Pour les danseurs, bien sûr, pour qu’ils puissent avoir un lieu de pratique assez informel. Nous sommes en train d’étudier à la fois la sécurité, les bons horaires, la bonne période dans l’année, pour que ça puisse être à la fois un lieu où les gens viennent se promener et qu’il puisse aussi y avoir des danseurs qui pratiquent, qu’ils se rencontrent. Notre envie, c’est de retrouver la philosophie de l’Agora, c’est-à-dire de fédérer des sensibilités différentes, des gens qui discutent entre eux, donc, si on reprend le mot… On verra si on arrive à enlever la grille, et quand. C’est notre envie … et ça va se faire.
PM : Il y a de toute façon une obligation presque politique aujourd’hui. On voit bien comment sont remises en question les politiques culturelles et les moyens consacrés à la culture. Et qu’un des procès qui nous est fait, c’est peut-être le manque de proximité entre les artistes, ou l’art d’une manière générale, et la population. On a donc cette mission à cœur, de développer la culture comme service public. Et dans la symbolique de l’ouverture du lieu, il y a évidemment retisser du lien avec le tissu urbain, les gens qui habitent là, le quartier ; que le lieu soit simplement accueillant, un lieu de passage où on a le droit de venir juste parce qu’on y est bien, juste parce qu’on peut s’y installer un moment, regarder des gens pratiquer, etc. C’est vraiment une question de lien social qui est en jeu.

Dans les salles de danse désormais, sur les plateaux, et partout où on danse, de plus en plus les danseurs portent des survêtements trois bandes. De même, vous avez participé à l’Olympiade de Paris 2024. Enfin, il n’y a pas si longtemps, la danse dépendait du ministère des Sports. Le lien entre la danse et le sport est-il une tendance qui s’est installée et qui va perdurer ?
DH : Là, ce qui s’est passé, c’est que le break est devenu une discipline olympique. Parce qu’ils assument totalement la dimension virtuosité, d’excellence. Et dans leur culture, dans leur ADN, il y a les défis, qui sont des compétitions. Donc, c’était très facile, ce qui n’est pas le cas des autres danses, en tout cas pas de la danse contemporaine. Le break, c’est un art urbain comme la planche à roulettes, le skateboard… En art, Picasso était un virtuose mais son sujet ce n’était pas la virtuosité, c’était l’expression. Aujourd’hui, il y a des danseurs virtuoses, en particulier en hip-hop, en danse classique bien sûr, qui n’ont pas refusé cette dimension d’excellence et de mise en jeu physique de leur corps. Comme le cirque d’ailleurs. Mais ces moyens de virtuosité sont au service d’une écriture, d’une expression, d’un message, d’une poésie, etc.
PM : On a beaucoup travaillé ce sujet-là évidemment au moment de l’Olympiade culturelle. Il est incontestable qu’il y a des choses en commun. Qu’est-ce que le sport et la danse partagent, par exemple ? Les notions de valeurs, d’excellence, de dépassement de soi… Tout ça, ce sont des choses partagées, mais, en même temps, sport et art ou sport et danse en particulier ne renoncent à rien. Ce n’est pas une fusion. Il ne s’agit pas pour l’un ou pour l’autre de renoncer à son expression au bénéfice de l’autre. Les choses ne s’excluent pas. Ce sont juste des passerelles, des circulations, une nourriture partielle.
Avez-vous autre chose à partager ? Sur la programmation par exemple ?
DH : Sur la programmation, non. Mais, si vous voulez…, nous sentons ce que vous avez évoqué en préambule, sur une attente… Et puis ouvrir les fenêtres. Un nouveau souffle, un petit peu, pour le projet. On le sent et je pense que la grande expérience qu’on a tous les quatre va nous permettre d’être plus audacieux. On peut dire l’inverse « ils ont tellement roulé leur bosse, que vont-ils encore inventer ? » Je comprends la logique, mais – je vous parle d’une façon très honnête, très personnelle, très sensible – ce que je ressens, c’est, au contraire, un projet où il faut être audacieux. Et c’est parce qu’on a fait ça, ça, ça, et ça qu’on aura cette pêche de prendre des risques.
Et par rapport à la fusion : j’ai dirigé la Maison de la Danse et la Biennale [de Lyon], donc je comprends cette idée de fusion et je trouve que c’est une très bonne idée.
Propos recueillis le 15 mai.
Festival Montpellier-danse, du 21 juin au 5 juillet
Légendes
1- De gauche à droite : Hofesh Shechter, Dominique Hervieu, Pierre Martinez, Jann Gallois. © Laurent Philippe
2- L’Agora – cité internationale de la danse. © Montpellier 3M / Hugues Rubio