

Hasard du calendrier, vous prenez en même temps la direction de deux institutions culturelles majeures de la Région Occitanie : le musée Fabre à Montpellier et le Musée Soulages à Rodez. Dans quel état d’esprit êtes-vous ?
Juliette Trey : Très enthousiasmée car c’est une occasion unique de diriger un musée aussi important et de succéder à Michel Hilaire qui a fait un travail remarquable. J’ai la chance d’arriver à un moment charnière de l’histoire du musée, avec la célébration du bicentenaire (1828-2028) et la concrétisation du projet d’extension (salle de 1 000 m2 creusée sous le parvis) qui permettra de déployer le parcours des collections d’art moderne et contemporaine.
Maud Marron-Wojewodzki : Je suis très fière de prendre la direction du musée Soulages qui a la plus grande collection au monde et pour lequel Benoît Decron a fait un travail exemplaire. Après avoir travaillé pendant six ans à la valorisation des collections d’art moderne et contemporain, notamment autour de l’œuvre de Soulages, il est très stimulant de pouvoir apporter une nouvelle pierre au musée aveyronnais, tant du point de vue des collections que de l’architecture du lieu et de sa singularité au sein d’un territoire rural.
Quelle vont être vos lignes directrices ?
JT : Je souhaite continuer à porter l’identité du musée Fabre tout en l’ouvrant à d’autres techniques de création – notamment aux arts décoratifs ou au design – ainsi qu’à d’autres aires géographiques, pour aller au-delà de l’art occidental (Afrique, Asie…). L’exposition Fabre-Guimet qui mettra la Chine à l’honneur, à partir de décembre 2025, préfigure cette ouverture au monde.
MMW : J’aimerais faire rayonner davantage l’œuvre de Soulages à l’international – cela a déjà été amorcé avec le musée d’art moderne de Kobé (exposition Pierre Soulages et Morita Shiryu en 2024 – NDLR) –, l’ouvrir à de nouvelles aires géographiques comme l’Afrique, le Moyen-Orient, l’Asie…, créer une polyphonie autour du travail de Soulages en invitant artistes, écrivains, intellectuels, à des résidences, des cartes blanches… et diversifier la programmation autour d’autres médiums comme la céramique.
Juliette Trey, allez-vous poursuivre la politique d’acquisitions très dynamique qu’a menée pendant trente-trois ans Michel Hilaire ?
JT : J’entends continuer à porter cette politique mais j’aimerais me concentrer sur des œuvres majeures exceptionnelles. Nous allons donc essayer de lister les acquisitions en fonction des lacunes du musée : renforcer par exemple la section classicisme, déjà bien pourvue, n’est pas forcément pertinent, alors que certaines œuvres manquent pour que le musée soit encore plus représentatif de l’histoire de l’art.
Il semble que vous souhaitiez mettre à profit votre expérience de la recherche au sein de l’Institut national d’histoire de l’art…
JT : Même si le musée Fabre est déjà bien actif dans ce domaine (bourse pour soutenir la recherche sur l’impressionnisme – NDLR), je souhaite en effet renforcer les liens avec des chercheurs, étudiants ou partenaires universitaires. À l’hiver 2026, une exposition « scientifique » sera proposée autour de l’un des chefs-d’œuvre du musée – Hérodiade portant la tête de Jean-Baptiste – datant du XVIIe siècle et dont on ne connaît pas l’auteur. C’est une œuvre exceptionnelle pour laquelle les spécialistes restent perplexes. Avec des chercheurs en histoire de l’art et en sciences du patrimoine, nous allons mener une enquête et présenter au public des hypothèses. Le visiteur pourra ainsi exercer son œil, se faire sa propre opinion à partir de corpus d’autres œuvres proches signées Simon Vouet, son frère Aubin ou encore le graveur Claude Mellan. Un volet sciences physico-chimique est également en cours, via un dispositif expérimental installé in situ pour suivre la déformation d’une œuvre peinte sur panneaux de bois datant du XVe siècle. Cette étude, portée par le CNRS et des partenaires universitaires, présentée actuellement aux visiteurs, doit permettre à terme de définir une solution de conservation assurant la pérennité de l’œuvre. (suite page suivante)
Vous quittez, Maud, le musée Fabre alors que va s’ouvrir la rétrospective consacrée à Soulages. Comment avez-vous travaillé sur cette exposition ?
MMW : Avec Michel Hillaire (co-commissaire), nous avons voulu célébrer les 20 ans de la donation de Pierre et Colette Soulages en montrant les liens qui unissaient le couple au Musée Fabre. Car c’est ici, lors de ses études aux Beaux-Arts en 1941, que Soulages a découvert l’histoire de l’art. Il nous est paru pertinent de raconter cette histoire à travers des œuvres majeures de l’artiste (dont deux inédites) en tissant des ponts avec des figures artistiques qui l’ont influencé.
Quelles vont être vos feuilles de route respectives en termes d’expositions ?
JT : Je pense ralentir le rythme avec deux grandes expositions annuelles, de manière à travailler plus en profondeur avec les publics et leurs habitudes de fréquentation, le musée ayant la particularité, et la chance, d’avoir un public jeune (33 % des visiteurs ont entre 18 et 24 ans – NDLR).
MMW : Le musée Soulages organise deux expositions annuelles consacrées à d’autres artistes sur une période couvrant l’art moderne de l’après-guerre à l’art contemporain. Benoît Decron a mené une belle programmation autour des années 50 à 70, j’aimerais rééquilibrer en mettant en lumière le XXIe siècle avec des artistes vivants n’ayant pas forcément eu un lien direct avec Soulages : j’aimerais par exemple monter une exposition thématique à partir d’une phrase, d’une réflexion de l’artiste, qui se déploierait chez ses confrères contemporains.
Comment souhaitez-vous renouveler le lien avec le public ?
JT : En intensifiant la médiation, en donnant plus de lisibilité au service des publics qui mène des actions novatrices vers des publics plus éloignés de l’art. Collection permanente plus accessible, ateliers, visites personnalisées, diversification des propositions (parcours sonore, supports tactiles…), actions hors les murs… sont quelques-unes des pistes à l’étude.
MMW : Nous réfléchissons également à la manière d’intensifier la médiation, de travailler à l’échelle du département, de poursuivre les actions avec les musées nationaux et bien sûr le Centre Georges Pompidou ou encore d’imaginer avec les structures associatives locales des expositions hors les murs…
Quels vont être vos prochains temps forts ?
JT : Pour célébrer le bicentenaire du musée mais aussi le legs de Bruyas, deux maîtres majeurs, Van Gogh et Gauguin seront mis à l’honneur à l’été 2028. Lors de leurs séjours à Arles, tous deux sont venus admirer les collections du musée Fabre et s’en sont nourris (Bonjour Monsieur Gauguin librement inspiré de Bonjour Monsieur Courbet). Nous allons raconter cette histoire en imaginant notamment une reconstitution des salles du musée telles qu’ils ont pu les voir.
MMW : Je prends mes fonctions le 1er juillet, il est encore un peu tôt pour dévoiler les expositions à venir.
NB : Ces entretiens ont été réalisés séparément puis assemblés par un choix de mise en page.
> Pierre Soulages, La Rencontre, du 28 juin au 4 janvier 2026, musée Fabre, Montpellier
> Agnès Varda : «Je suis crieuse. Point.», du 28 juin au 4 janvier 2028, musée Soulages, Rodez
Leurs parcours
• Passée par le Département des Arts graphiques du Musée du Louvre, le Musée national des châteaux de Versailles et de Trianon, ainsi que l’Institut national d’histoire de l’art (INHA), où elle dirigeait récemment le Département des études et de la recherche, Juliette Trey a officiellement pris la direction du musée Fabre en mai dernier. Exposition en cours : La Rencontre
• Après des études sur l’art du XXe siècle à l’École du Louvre, un master en histoire de l’art contemporain, une formation à l’institut national du patrimoine (INP) Maud Marron-Wojewodzki a rejoint le musée Fabre en 2019 en tant que conservatrice, responsable des collections modernes et contemporaines ainsi que du service multimédia. Pendant six ans, elle a travaillé, aux côtés de Michel Hilaire, à la valorisation des donations ou acquisitions (Dominique Gauthier, Dominique de Beir, Pierrette Bloch) et a copiloté plusieurs expositions majeures (Germaine Richier, Toni Grand…) dont la dernière, Pierre Soulages qui sera présentée dès le 28 juin 2025.