
D’étranges correspondances affleurent par strates de cette conversation inédite entre deux femmes, foudroyées à l’adolescence par la vocation – le salon familial converti en scène pour Julie ; la découverte d’un bijou de lampe à huile par une apprentie archéologue, pour Corinne. Sans être systématique, un jeu de miroirs rend compte de la porosité entre leurs deux mondes. À Théâtre+Cinéma Narbonne, ce 3 octobre 2025, on assiste avant tout à une conférence donnée sans notes par une scientifique passée maître dans l’art de la vulgarisation.
Rendre visible la vie
Le dispositif est intimiste. Il accueille cette parole spontanée au centre de la petite salle drapée dans le noir. La « Maison des fouilles » où sont disposés des objets est éclairée par des lampes tamisées : fragments de poteries peintes, tessons, coupelles odorantes remplies de poix, carnets, dessins, un studio de photographie et divers instruments de mesure… En fond de scène, les images d’une fresque d’une fraîcheur surréelle succèdent à celles d’un chantier de fouilles. On y voit s’activer une pelle mécanique. Les « corps enfouis » sont ces vestiges ensevelis dans la boue, dans l’eau. Ou bien, comme ce bateau à fond plat retrouvé presque intact avec sa cargaison d’amphores, dans une digue qu’il avait servi à colmater lors d’une crue dévastatrice sur le site de Mandirac. « Déterrer permet de rendre visible la vie qui entourait ces objets, dit Corinne S. Chaque couche archéologique est comme une page qu’on arrache. »
Une ménade (ou bacchante, vouée aux mystères et fêtes dionysiaques) déclenche soudain une réflexion sur l’histoire et sa représentation. Exposée de manière permanente au musée Narbo Via, celle-ci a été retouchée pour la rendre lisible par le grand public. « L’intervention a consisté à compléter la figure, notamment le pied manquant, avec des hachures rouges afin qu’on puisse distinguer le vrai du faux », précise l’archéologue. Pour la metteuse en scène, le passage par la fiction pour traiter de l’histoire est une question fondamentale. Son spectacle « Les Suppliques » présenté en mars 2025 à Théâtre+Cinéma Narbonne, a d’ailleurs été écrit à partir de lettres d’inconnus adressées au maréchal Pétain pour sauver des proches. Elle cite les mots de l’historien Laurent Joly lorsqu’il lui a ouvert ses archives : « La fiction ne trahit pas le réel si elle vient l’éclairer. L’essentiel est de permettre de distinguer ce qui relève de la vérité historique et de l’invention. »

Tourbillon
À travers cette mise en scène aussi sobre qu’inspirée, Julie Bertin rend compte de ce que l’archéologie, discipline scientifique, engage aussi le corps et les affects. La délicatesse, la précision, l’obstination et la démesure se coudoient pour interroger le temps et l’histoire, non pas comme origine de toutes choses mais plutôt au travers de ce que Walter Benjamin appelait un « tourbillon dans le fleuve du devenir », comme quelque chose qui continue par le jeu des répétitions et des différences à produire du nouveau.
Montée en partenariat avec Narbo Via, cette représentation unique prenait place parmi les « portraits de territoire », une collection de spectacles initiée par Fabien Bergès, directeur de Théâtre+Cinéma Narbonne, pour « favoriser la rencontre entre un artiste et une personnalité marquante du Narbonnais, restituée sous la forme d’un récit sensible ». Le 5 février prochain, « Mémoire de la lagune » mis en scène par Fannie Lineros en constituera une sorte d’acte II, basé cette fois sur la collecte de documents iconographiques et sur des témoignages d’habitants de ces espaces singuliers du territoire. Quant à Julie Bertin, elle retrouvera le public narbonnais dès le 7 mars, à l’issue d’une résidence de création avec le Birgit Ensemble sur le thème très attendu des soulèvements intimes.