Au fil des 1 700 pages du rapport, un seul et unique constat : la biodiversité fout le camp ! Un million d’espèces seraient actuellement menacées d’extinction, soit une sur huit. Un taux sans précédent, et qui n’a de cesse de s’accélérer. Entre 1990 et 2015, 290 millions d’hectares de forêts primaires ont disparu de la planète, tandis que les zones urbaines ont plus que doublé. Ces conclusions, publiées sous la bannière de l’IPBES (plateforme intergouvernementale sur la biodiversité et les services écosystémiques), une émanation de l’ONU, sont le fruit de trois ans de travail. Élaboré par 145 experts issus de 50 pays, jamais le monde n’avait connu bilan si exhaustif sur le déclin de ses organismes vivants.

Surproduction et gaspillage
Parmi les coordinateurs de ce « Giec de la biodiversité »,, Yunne-Jaï Shin, directrice de recherche et biologiste marin à l’IRD de Montpellier, pointe du doigt l’empreinte de l’Homme. En cause : un réchauffement climatique galopant et une surconsommation effrénée… « Pour parler d’un domaine que je connais bien, les principales causes des changements de biodiversité dans le système marin sont le réchauffement climatique et la pêche. Il faut savoir que 93 % des stocks de poissons sont soit surexploités, soit exploités à leur maximum. Et cela a forcément un impact sur ces espèces, sur leur habitat et sur les espèces avec lesquelles elles sont en interaction », explique Yunne-Jaï Shin. Une pression exponentielle et aveugle.
Si les experts estiment que près d’un tiers de la superficie forestière mondiale a disparu par rapport à l’ère préindustrielle, la récolte de bois brut a quant à elle augmenté de 45 % ! Même frénésie concernant le monde marin, littéralement essoré par une production industrielle massive, contre laquelle les petites pêcheries traditionnelles des pays du Sud ne peuvent rien… « Nous sommes dans un système de surconsommation devenu insoutenable », lâche la chercheuse. Idem concernant le gaspillage alimentaire. « En termes de protéines animales, le gâchis est énorme. Un tiers de la production n’est pas utilisé. Elle est gaspillée soit au niveau du circuit de production, soit chez le consommateur. Pour les fruits et légumes, c’est 45 à 50 % de gâchis ! Si on arrivait à le réduire ne serait-ce que de moitié, on pourrait préserver 10 à 15 % des terres pour faire autre chose. Et conserver une part substantielle de l’eau pour autre chose aussi », confie la chercheuse.
La sécurité alimentaire est d’ores et déjà mise à mal pour la partie la plus fragile du globe. Mais si l’Occident bénéficie pour l’heure de latitudes plus clémentes, il finira par être touché lui aussi. « Nous serons tous touchés, mais peut-être pas avec la même gravité, analyse Yunne-Jaï Shin. Ce qui se profile pour nous dans les années à venir, c’est un problème d’accès à l’eau, l’épuisement des sols, la diminution des pollinisateurs… »

Le bilan, et après ?
Bonne nouvelle, d’après l’experte « pour l’heure, rien n’est encore irréversible ». Depuis le mois de mai, les scientifiques s’échinent donc à faire prendre conscience aux politiques et aux citoyens que ce déclin aura des répercussions concrètes sur leur quotidien et… leurs portefeuilles. Faut-il parler finances pour se faire entendre ? Probablement. « La biodiversité sous-tend notre économie, c’est une évidence. L’extraction du vivant, via la pêche ou le bois par exemple, est quantifiable ; mais une grande partie de la biodiversité ne l’est pas. L’important, c’est de comprendre que la biodiversité n’est pas que jolie, ce n’est pas que l’air qu’on respire, ce n’est pas que l’eau que l’on boit, ou l’aliment qui nous nourrit, ni seulement ces événements extrêmes contre lesquels on se protège… En fait c’est tout cela à la fois ! », résume la biologiste.

Mi-juillet, Yunne-Jaï Shin présentait les conclusions du rapport de l’IPBES devant l’Assemblée nationale. « Nous étions devant deux commissions, celle des Affaires étrangères et celle du Développement durable, et la précision des questions que l’on nous a posées montre que les sujets sont connus en profondeur. Cela se sent… Leur intérêt va au-delà de la simple communication », argue-t-elle. Quelques semaines plus tôt, elle s’était prêtée au même jeu devant le congrès américain. Mais au pays de l’oncle Sam et des lobbies, l’expérience s’est avérée bien plus troublante. « C’était… bipolaire », concède-t-elle. Invités par les Démocrates, les scientifiques ont dû faire face à des contradicteurs de choc conviés par la partie adverse : Patrick Moore et Marc Morano, deux climato-sceptiques notoires, accros au CO2 et aux plateaux télé. « Ils font comme pour le changement climatique, ils appellent leurs experts pour envoyer de faux signaux. Là-bas c’est presque une profession, d’ailleurs on parle de “climate change deniers” (les “nieurs” du changement climatique, NDLR). Mais pour nous, c’est symptomatique, cela signifie que les experts commencent à faire du bruit », explique-t-elle. Un moment tendu donc, mais inévitable. Car « tant qu’on n’arrivera pas à les convaincre qu’il y a des alternatives, on n’ira pas loin ».