Éditorial 77

Par Fabrice Massé

«

La vérité ne peut changer de nature aussi radicalement

»

Plissez les yeux !

Elle est russe. Appelons-la Anastasia. Elle effectue un stage dans un centre culturel de Montpellier et, oui, elle veut bien nous parler de la guerre. Bien sûr qu’elle nous excuse de vouloir évoquer ce sujet avec elle. Le sujet s’impose à nous, entre nous, malgré nous.

Ce qu’Anastasia nous dit ne nous étonne pas. Oui, elle parle avec ses parents et ses amis restés au pays et les informe de la réalité du conflit de ce côté-ci de l’Europe. Mais elle fait attention à ce qu’elle dit, pour ne pas les mettre en danger. « Ils ont du mal à croire que cette guerre est sans raison. » Elle-même qui, vu son âge, n’a vécu que sous le régime de Poutine, semble incrédule : « Les Américains ne sont pas des anges non plus. » Elle est embarrassée : « C’est de la politique, tout ça. Je ne sais pas trop quoi en penser. » Tout ce qu’elle espère, c’est que sa mère et son frère pourront venir la voir cet été, même si ça lui paraît très incertain.

Pour Anastasia comme pour quiconque, la vérité ne peut pas changer de nature aussi radicalement selon le lieu d’où elle nous parvient. C’est l’allégorie de la caverne, dans La République de Platon. Passer de l’ombre à la lumière ne saurait se faire sans plisser des yeux ; un aveuglement inévitable mais transitoire.

D’ailleurs, à propos de la République, on le constate pour ce second tour des élections présidentielles : face à un choix qu’ils considèrent impossible, certains vivent ce vote comme une injonction inacceptable à s’exprimer en faveur d’un front républicain et contre l’extrême droite. Ils y opposent une défiance qu’ils entendent traduire dans les urnes par un vote blanc, ou hors les urnes, en choisissant l’abstention. Et, certes, le vote n’est pas obligatoire – même si d’aucuns le regrettent – et l’on peut s’abstenir ou voter blanc.

Mais l’injonction inacceptable vient d’ailleurs.

La vérité est qu’une candidate, elle, a pris parti. Pour un bourreau qui, lui, a formulé le véritable ultimatum : se soumettre ou mourir. Allons-nous laisser élire cette candidate qui entend aussi ignorer les scénarios éclairés des scientifiques du GIEC, qui permettraient à l’humanité de survivre face aux changements climatiques ? Allons-nous laisser élire celle qui entend également faire de l’étranger un bouc émissaire en revenant sur les principes d’égalité des droits de l’Homme et sur la Constitution française ? Alors que ce sont ces politiques qui, plus que toutes autres, nous menacent et jettent sur les routes réfugiés de guerre et climatiques ?

Oui, la vérité est difficile à concevoir. Mais nous ne pouvons pas rester aveuglés par nos confinements idéologiques. Accepter de subir la contrainte de voter pour un candidat condescendant, conservateur mais démocrate, est certes humiliant, mais ce n’est évidemment pas mortel ! Il est encore temps d’entrouvrir les yeux, plutôt que de risquer de devoir les baisser durablement.

Entre la peste du nationalisme populiste et le choléra de l’abstention, on pourrait aussi penser au Malade imaginaire, gageant que le danger n’existe pas. En cette année de commémoration de Molière, on préférera alors dénoncer les fourberies du président sortant, prendre des postures affectées de misanthrope, quitte à risquer de passer pour un Tartuffe.

Mais si les fâcheux gagnent, qui cela fera-t-il rire ?