Un hommage mérité à Josep Bartoli (1910-1995), un artiste au parcours hors normes, dessinateur surdoué et émigré espagnol républicain rescapé de la Retirada. Il est également la star d’un long-métrage réalisé par le Montpelliérain Aurel, César du meilleur film d’animation en 2021. La consécration d’un artiste d’exception.

Le voyage commence en marchant sur du sable, comme pour mieux s’imprégner du périple vécu par tant de migrants à travers le monde et les époques. Josep Bartoli, auquel l’exposition est consacrée, fut de ceux-là. Né à Barcelone en 1910, ce dessinateur et caricaturiste engagé au combat du côté des Républicains quand Barcelone tombe aux mains des franquistes en 1939. Un épisode tragique de la guerre civile espagnole, synonyme d’exil pour 500 000 Espagnols obligés de traverser la frontière pour se réfugier en France : c’est la Retirada. À leur arrivée, ils trouvent… des camps, dans lesquels ils sont parqués, drôle d’accueil pour la patrie des droits de l’Homme. S’il ne se retrouve pas dans les baraquements insalubres de Rivesaltes, ou alors seulement en transit, le migrant catalan passe par au moins sept de ces camps, dont ceux d’Argelès et de Bram… Effectués d’un simple trait noir aussi assuré qu’acéré, les dessins que le visiteur découvre au début de l’exposition sont réalisés au vitriol. D’une actualité stupéfiante, ils montrent sans tabous les humiliations, la maltraitance, le racisme anti-Espagnols, les souffrances vécues au quotidien dans les camps. Josep croque sans compromis celles et ceux qu’il y croise, bourreaux comme victimes, cachant ses cahiers de dessin et récupérant papier et crayons comme il peut.

Deux livres et un César
Après un périple digne d’un héros de cinéma, dont une évasion périlleuse, le dessinateur en exil publie au Mexique nombre de ses dessins en 1944 dans un ouvrage intitulé Campos de concentraciòn 1939-194… Un signe de résistance parmi d’autres, et un témoignage de mémoire exceptionnel. Commissaire de l’exposition au Mémorial du Camp de Rivesaltes, Georges Bartoli connaît bien ce livre, puisqu’il n’est autre que le neveu de Josep. Un jour, dans les années 90, son oncle lui offre son dernier exemplaire de l’ouvrage. Et lui écrit une dédicace en catalan qu’il connaît par cœur : « Pour Georges, ce document photographique qui peut-être un jour contribuera à briser l’efficace conspiration du silence. » Il faut attendre 2009 pour que Georges Bartoli, devenu reporter photographe professionnel, publie chez Actes Sud La Retirada, exode et exil des Républicains d’Espagne, ouvrage mêlant des dessins de son oncle, des textes de Laurence Garcia et ses propres photos.

Bum Bum – Josep Bartoli. © Joëlle Lemmens

 

Un jour, le Montpelliérain Aurel tombe dessus par hasard dans un salon du livre de Perpignan. Un déclic pour ce dessinateur talentueux qui jongle entre dessin de presse (Le Monde, Marianne, Politis…) et bande dessinée et a déjà réalisé un court-métrage d’animation. Il lui faudra dix ans pour mener à bien son premier projet de long-métrage réalisé avec le scénariste Jean-Louis Milési et produit par Serge Lalou (Les Films d’Ici Méditerranée). Ce « film dessiné » connaît le succès malgré la pandémie de Covid-19 et cumule les prix : il fait partie de la sélection officielle du festival de Cannes 2020 et reçoit le César du meilleur film d’animation en 2021. Josep a fait à ce jour plus de 200 000 entrées en salles, malgré deux sorties sur grand écran, en septembre 2020 (juste avant la fermeture temporaire des salles de cinéma) puis en avril 2021. « De mon point de vue, c’est un chef-d’œuvre », s’enthousiasme Georges Bartoli.

César 2021, le film d’animation Josep, du Montpelliérain Aurel, est un chef-d’œuvre.

Donation hors normes et reconnaissance ultime
Si ce film contribue à briser le tabou de la Retirada, une période de l’Histoire très mal connue, il est aussi un extraordinaire révélateur du talent de Josep Bartoli en tant qu’artiste. En septembre 2020, lors de la sortie en salles de Josep, la veuve du dessinateur, qui a partagé les 30 dernières années de sa vie, annonce céder 270 œuvres au Mémorial du Camp de Rivesaltes. L’organisation de l’exposition « Josep Bartoli. Les couleurs de l’exil » devient en quelque sorte la condition « sine qua non » de cette donation. La riche production graphique du dessinateur exilé ne pouvait pas trouver meilleur écrin que le bâtiment dessiné par Rudy Ricciotti. Inauguré en 2015, là où des baraquements en ruine témoignent encore du passé tourmenté du lieu, utilisé à de nombreuses reprises comme camp de rétention entre 1941 et 1966, le Mémorial est un fabuleux espace de mémoire, de transmission et d’éducation.
Cette exposition est constituée de plus de 150 tableaux et croquis, issus de la donation de sa veuve mais aussi de nombreux prêts, dont ceux de collectionneurs privés comme de la municipalité de Barcelone, auquel Josep Bartoli avait fait don de nombre de ses dessins des camps de son vivant, à la fin des années 80. Selon Aurel, cette mise en lumière est un juste retour des choses : « Je suis ravi que le film ait permis de faire connaître Josep Bartoli et de faire apparaître l’intégralité de son œuvre qui est bien plus large que ce que raconte le film ».

Georges et Josep Bartoli. © DR

Cette exposition montre l’étendue du talent de peintre de celui qui a côtoyé Frida Kahlo, Rothko, Jackson Pollock ou encore De Koonig. Arrivé à New-York en 1945, il y vivra sa vie d’artiste, dessinant pour la revue Holiday et le Saturday evening post et surtout s’ouvrant à la couleur en même temps qu’à la peinture dans les années 50, entre abstraction et figuration. La liberté est son fil conducteur et créatif : « L’idée est plus importante que la peinture ou le dessin. J’ai besoin d’expliquer quelque chose et comme je n’ai pas d’autre langage, je dois l’exprimer avec ce que j’ai, le dessin et la peinture, mais en sacrifiant les canons artistiques, en oubliant le classicisme plastique, les lois qui régissent la peinture. »
Dernière répercussion en date du film, mi-janvier 2022 : le don de 5 dessins et une dizaine de calques de travail au musée Reina Sofia de Madrid. « Rosario Peiro, sa directrice des collections, situe Josep Bartoli entre Goya et Picasso au niveau du dessin de guerre », affirme Georges Bartoli avec fierté. « On peut désormais voir les dessins mon oncle, porteur de la mémoire des républicains espagnols en exil et de la Retirada, à côté d’œuvres de Picasso ! ». Comme une ultime reconnaissance artistique et historique, d’un citoyen sans frontières.

À voir jusqu’au 19 septembre 2022 au Mémorial du camp de Rivesaltes, avenue Christian Bourquin à Salses-le-Château (66). www.memorialcamprivesaltes.eu