Impossible de rester insensibles au drame qui se noue à l’est de l’Europe. Dans un contexte géopolitique complexe, les dirigeants européens se questionnent sur comment sanctionner la Russie alors que Vladimir Poutine menace de faire usage de l’arme nucléaire. Côté culture, on donne la parole aux artistes en exil, ukrainiens comme russes, souvent déjà en dissidence artistique face à un régime dictatorial. C’est le cas du webmagazine culturel montpelliérain Lokko, qui publie dès le 24 février une longue interview de Mitia Fedotenko, danseur et chorégraphe « russe d’origine ukrainienne » installé à Montpellier, en France depuis plus de vingt ans, lequel revendique une grande liberté de parole : « Engagé et libre, je ne suis pas un citoyen russe ordinaire. » Il précise son propos sans tabou : « Comme dit mon compatriote Anatoli Vassiliev, un metteur en scène important, je suis un exilé volontaire. Je peux aborder en France les sujets qui me taraudent, prendre la parole et ne pas être d’accord, et ne pas être menacé de mort ou poursuivi par la justice. » Malgré tout, il sait déjà que la deuxième édition du festival de danse contemporaine dansePlatForma ne pourra pas se tenir en Russie. Fin mars, il finira par annoncer dans les pages de Midi-Libre que dansePlatForma#22 se déroulera en novembre au domaine d’O à Montpellier : « Cette édition spéciale sera placée sous le signe de la thématique « Acting for Peace » du nom du programme Erasmus que nous portons avec des structures partenaires de Bucarest et Cracovie. Ce qui semble important aujourd’hui est de garder le lien avec tous les artistes d’ici et de là-bas qui choisissent le chemin de la paix. »

Cacophonie franco-russe à Toulouse
La situation n’est pas simple. Si de nombreuses personnalités du milieu artistique prennent la parole pour s’exprimer contre l’invasion de l’Ukraine par la Russie, d’autres se taisent tandis que les spectacles s’annulent les uns après les autres. La polémique atteint Toulouse, début mars. À la tête de la direction musicale de l’Orchestre national du Capitole depuis 2008, le chef d’orchestre russe Tugan Sokhiev annonce le 6 mars sur Facebook : « J’ai décidé de démissionner de mes fonctions de directeur musical du Théâtre du Bolchoï à Moscou et de l’Orchestre national du Capitole à Toulouse avec effet immédiat. » Quelques jours plus tôt, le maire de Toulouse Jean-Luc Moudenc lui avait demandé par courrier de « s’exprimer sur la situation » alors que le musicien ossète devait se produire avec la formation toulousaine les 18 et 25 mars. Une démarche justifiée par un enjeu politique : la ville Rose est jumelée avec Kiyv (Kiev en russe), capitale de l’Ukraine. Dans un long monologue, Tugan Sokhiev détaille sa position : « Il m’est impossible de choisir entre mes musiciens russes et français bien-aimés. On me demandera bientôt de choisir entre Tchaïkovski, Stravinsky, Chostakovitch et Beethoven, Brahms, Debussy. Je ne peux pas supporter d’être témoin de la façon dont mes collègues, artistes, acteurs, chanteurs, danseurs, réalisateurs, sont menacés, traités de manière irrespectueuse et victimes de la “culture d’annulation”. » Son message est clair : « Je serai toujours contre tout conflit sous quelque forme que ce soit. » Selon lui, à chacun son rôle : « Nous, musiciens, sommes là pour rappeler à travers la musique de Chostakovitch les horreurs de la guerre. Nous, musiciens, sommes les ambassadeurs de la paix. » Le maire de Toulouse tempère dans un communiqué de presse le jour même : « Nous n’avons jamais attendu ou, pire, exigé de Tugan qu’il fasse un choix entre son pays natal et sa ville de cœur, Toulouse. Pour autant, il était impensable d’envisager qu’il reste silencieux face à la situation de guerre. » Certes, le contrat du chef de stature internationale arrivait à quelques mois de son échéance et son festival Les Musicales franco-russes créé en 2019 n’avait pas pu se tenir en 2022 à son grand regret. Si la stupéfaction est générale, l’imbroglio ne s’arrête pas là. À peine trois semaines plus tard, les musiciens de l’Orchestre du Capitole lisent une longue lettre ouverte en préambule du concert du 25 mars qui aurait dû être dirigé par leur ex-directeur musical. « Nous savons, sans l’ombre d’un doute qu’il ne peut en aucune manière être suspecté de la moindre complaisance vis-à-vis de cette folie guerrière. Nous n’avions pas besoin qu’il nous le dise mais c’est pourtant ce qu’il a cru devoir affirmer dans une déclaration qu’il a rendue publique », relate La Dépêche du Midi. Et la formation toulousaine de regretter les conditions de ce départ prématuré : « Les musiciennes et les musiciens de l’Orchestre national du Capitole de Toulouse sont profondément attristés par la démission de leur directeur musical, mais plus encore par cette injonction qui est faite aux artistes russes de devoir se justifier, eux qui sont, comme tous leurs compatriotes, les otages d’un régime totalitaire et d’une politique dont ils ne peuvent être comptables. » La question demeure posée dans un monde qui semble divisé en deux : peut-on forcer un artiste à prendre parti pour un camp ou pour un autre ? « D’autres artistes russes, habitant leur pays, ont eu ce courage de dénoncer la guerre, mais faut-il l’exiger de tous, notamment de ceux qui ne furent en rien complaisants avec Poutine ? », s’interroge Michel Guerrin, rédacteur en chef du quotidien national Le Monde, suite à ce vibrant plaidoyer des musiciens de l’orchestre du Capitole au profit de Tugan Sokhiev. « Il ne vit pas dans un monde à part, il n’est pas un ravi de la musique, ni aveugle aux atrocités. Il sait que tout art est politique. Unir les peuples en ignorant les passeports, comme il s’évertue à le faire, est un projet politique. » Hasard du calendrier, du 9 au 13 mars, l’Orchestre national Montpellier Occitanie et le Chœur de l’Opéra national Montpellier Occitanie interprétaient le drame lyrique de Debussy Pelléas et Mélisandre sous la direction d’un grand chef… ukrainien, Kyrylo Karabyts.

Kyrylo Karabyts © Konrad Kwik

Engagements annulés, festivals contrariés
Il y a les artistes auxquels on reproche de ne pas s’exprimer, et ceux dont on aurait préféré qu’ils ne prennent pas parti. Côté russe, le pianiste Boris Berezovsky est lâché par son agent le 17 mars, suite à une déclaration controversée au sujet de la situation en Ukraine sur la chaîne pro-Kremlin Pervy Kanal le 10 mars. « Notre bureau représente le pianiste Boris Berezovsky, artiste de génie et homme de paradoxe, depuis près de vingt ans, le suivant pas à pas dans sa carrière », indiquent les Productions Sarfati dans un communiqué transmis à l’Agence France Presse (AFP). « Ce dernier s’est exprimé sur une chaîne de télévision russe lors d’un talk-show de pure propagande et a tenu des propos qui ont choqué, blessé et laissé tous ceux qui connaissent l’artiste et l’homme dans une totale stupéfaction. Cette incompréhension a été également pour nous la plus totale. » La star du piano est rapidement black-listée dans de nombreux festivals, comme la Folle journée de Nantes ou la saison de l’orchestre philharmonique de Monte-Carlo. Tout naturellement, les regards se tournent vers Montpellier et son festival de musique classique dans lequel Boris Berezovsky, particulièrement apprécié du public français, a déjà joué plusieurs fois. Dans son édition du 18 mars, le quotidien régional Midi-Libre publie un article sur les répercussions de la situation en Ukraine sur l’invitation des musiciens russes : « Star internationale, le chef Valery Gergiev s’est (…) produit à l’Opéra de Montpellier, puis au Festival de Radio France Occitanie Montpellier voici six ans. Mais ce proche de Vladimir Poutine, silencieux depuis le début du conflit, a vu ses engagements annulés de Milan à Munich en passant par Paris. “La question se poserait aussi s’il devait revenir à Montpellier“ explique Jean-Pierre Rousseau. Le directeur du festival maintient en revanche la présence du chef Maxim Emelyanychev pour la prochaine édition : “Il ne faut pas tomber dans une chasse aux sorcières”. »

Tugan Sokhiev © Marco Borggreve

Utiles sans instrumentaliser
En temps de guerre, la véritable urgence est la survie de celles et ceux qui sont restés en Ukraine. Dans ce contexte, quelles actions peuvent être menées sur le plan culturel et à l’échelle de la région ? Directeur artistique du MO.CO de Montpellier, Numa Hambursin a conscience de l’écueil moral d’une récupération opportuniste : « Je pense que le MO.CO peut être utile en raison de son spectre très ouvert, à la fois résidence d’artiste, école d’art et lieu d’exposition. » Avec l’Andéa, réseau national des écoles supérieures d’art, et le centre Pompidou, il regarde « s’il est possible d’accueillir des élèves et professeurs des écoles des Beaux-Arts qui se trouveraient en Ukraine ». Le temps de la création n’est pas celui de l’Histoire. Une exposition intitulée Musée en exil est prévue en novembre prochain au MO.CO, s’intéressant aux musées et collections déplacés ou créés à cause d’une guerre, que ce soit à Santiago du Chili, à Sarajevo ou encore en Palestine. « Cette exposition vient percuter l’actualité car au-delà des pertes humaines, quand les musées trinquent, c’est à l’âme d’un pays qu’on s’attaque, s’inquiète le directeur artistique du MO.CO. C’est pourquoi nous réfléchissons à différents projets en lien avec l’Ukraine, avec dans l’idée de voir comment cette crise s’inscrit dans un temps plus long. » Comme un mantra, Numa Hambursin martèle : « Nous voulons être utiles, mais sans instrumentaliser le conflit. »

Le spectacle La roulette Russe a été vu le 30 mars à l’Agora, Le Crès (34). Il sera joué en novembre, dans le cadre de DansePlatForma au Domaine d’O. © Alain Scheter

Quand les artistes s’engagent
Alors qu’un embargo artistique plus ou moins assumé semble diviser le monde de la culture, tenté de bannir la culture russe tous azimuts, des concerts et autres spectacles caritatifs se multiplient un peu partout en région. Une journée Tous sur scène pour l’Ukraine se déroule au théâtre Bernadette-Lafont de Nîmes le 26 mars. Entre une vente aux enchères à Carré d’Art et un spectacle avec notamment le pianiste franco-ukrainien Dimitri Naïditch, elle permet de récolter 65 000 euros au profit de la Croix-Rouge. Les XXVe Rencontres Internationales Traverse prévoient de projeter deux films d’Oleg Chorny, artiste ukrainien resté à Kiyv, le 10 avril prochain au musée des Abattoirs de Toulouse. Le festival de photographie documentaire Images Singulières, qui se déroule du 26 mai au 12 juin à Sète, envisage quant à lui une soirée de projection spéciale Ukraine le 28 mai. Sur son site Internet, le ministère de la Culture recense « les initiatives en faveur des artistes et professionnels de la culture d’Ukraine atteints dans leurs libertés ». Parmi lesquelles une résidence d’artiste autour du dessin proposée à Caylus dans le Tarn-et-Garonne en partenariat avec Les Abattoirs dans le cadre de ses missions de FRAC. Le musée toulousain s’engage à « prendre en charge 2 fois les frais d’une résidence de 6 semaines à partir du mois de juin ». Et précise en quelques mots qui résument bien l’urgence : « Possibilité d’être en famille ».

Resté à Kiyv, où il est à la tête de sa propre structure de danse, Viktor Ruban a créé un fonds de soutien aux artistes de la scène : https://www.uepaf.org.ua

Art en création, scène en résistance
Le 30 mars, Jean-Paul Montanari, directeur de Montpellier danse, débute la conférence de presse de l’édition 2022 du festival en évoquant avec émotion la situation délicate du danseur et chorégraphe ukrainien Viktor Ruban. Ce dernier avait participé au master en études chorégraphiques de 2011 à 2013, alors que Mathilde Monnier était à la tête du Centre chorégraphique national de Montpellier. Le 13 mars, le webmagazine Lokko avait commencé à publier la correspondance débutée le 25 février entre l’artiste ukrainien resté à Kiyv, où il est à la tête de sa propre structure de danse, et la chorégraphe montpelliéraine. Là-bas, il a courageusement mis en place un fonds d’aide « Ukrainian emergency performing arts fund » (https://www.uepaf.org.ua/) en soutien aux artistes de la scène (danse et théâtre) restés en Ukraine. Dans des échanges par mail avec l’équipe de Montpellier Danse, Viktor Ruban explicite sa démarche : « En fournissant de l’argent, nous pouvons aider les artistes à acheter tout ce qui est nécessaire pour eux-mêmes, ainsi qu’à faire des dons directs et à soutenir tout ce qui est urgent autour d’eux. 250 euros pour chaque artiste, ce n’est pas beaucoup, mais c’est au moins quelque chose qui pourrait aider à soutenir pendant un certain temps. » À l’heure où nous bouclons, cette plateforme en ligne, qui donne la possibilité de demander de l’aide comme d’en donner, a déjà permis de récolter plus de 10 000 euros en provenance de 17 pays. Au 4 avril, 147 demandes d’aide restent encore en attente de soutien. C’est pourquoi, le 14 avril, le chorégraphe ukrainien sera sur la scène du théâtre de Chaillot à Paris par écran interposé et via un message enregistré à l’avance, dans le cadre d’une soirée Ensemble pour la paix en partenariat avec la Croix-Rouge française. Un événement coorganisé par le Centre national de la Danse, la Maison de la danse de Lyon, le ballet de l’Opéra national de Lyon et Montpellier Danse, qui présentera des extraits de pièces d’Angelin Preljocaj, Mourad Merzouki… et Mathilde Monnier.

Château Capion,
la création sous égide russe

La crise en Ukraine a mis de nombreux professionnels dans l’embarras du fait de leurs liens avec la Russie. Dont les domaines viticoles possédés par des Russes, notamment suite à la présence du fils d’un proche de Poutine sur la liste noire de l’Union européenne le 9 mars dernier. Fils du magnat de l’acier Dimitri Pumpyansky, Alexander Pumpyansky est propriétaire du domaine viticole du Prieuré Saint-Jean-de-Bébian à Pézenas. Depuis, le silence s’est installé sur les domaines viticoles gérés par des Russes, ces derniers ne souhaitant plus témoigner alors que la liste noire continue de s’allonger. C’est le cas à Château Capion, domaine situé à Aniane. Trois années de suite, des expositions y avaient été organisées en partenariat avec l’école des Beaux-Arts de Montpellier, partie intégrante du MO.CO, la dernière s’étant terminée en décembre 2021. Il faut dire que son propriétaire depuis 2016, Oleg Chirkunov, est un féru d’art. Gouverneur de Perm de 2005 à 2012, date du retour au pouvoir de Poutine, il avait permis la création du centre d’art contemporain PERMM et fait rayonner la ville artistiquement. La collaboration avec le MO.CO est aujourd’hui terminée, une résidence est en cours en collaboration avec l’association Art et Patrimoine (Le Réservoir à Sète, la Serre à Montpellier et à Paris) dont Clémence Boisanté gère la direction artistique. Et il n’y a, a priori , pas de raison pour que cela cesse. Sur Instagram, Oleg Chirkunov a d’ailleurs posté un éloquent « Make art not war » ; il ne semble pas menacé par les pressions européennes sur Vladimir Poutine.

Message posté par l’oligarque russe Oleg Chirkunov le 1er mars sur Instagram. Il était toujours lisible à l’heure où nous bouclions, alors qu’a été promulguée en Russie la loi interdisant l’usage du mot « guerre » à propos de l’Ukraine.