Reconverti en friche artistique, l’ancien chai Saint Raphaël, propriété de la ville de Sète, est resté dans son jus, avec sa charpente métallique imposante culminant à plus de trente mètres de hauteur. Au premier et second niveaux du bâtiment, de vastes box délimités par des cloisons sont investis par une vingtaine d’artistes plasticiens. En hiver, l’endroit est un vrai frigo, mais pas de quoi refroidir les ardeurs de ses occupants, à commencer par Kroust, ravi d’être installé ici depuis deux ans.

La gravité décomposée
Néons au plafond, tréteaux et planches en bois en guise de tables de travail, chaises d’écoliers, quelques lampes indus pour optimiser l’éclairage…, l’atelier de Kroust est sommairement meublé. Ambiance un peu surannée, genre cabinet de curiosités où le temps semble suspendu. De suspension justement, il est largement question dans le travail de l’artiste qui s’affranchit sans cesse des limites semblant définir le réel. Un caillou lévitant au-dessus d’un lac, une maison qui s’envole, des chaises brisées en morceaux… les expériences kroustiennes interpellent, entre équilibre, gravité, fragilité. Inutile de chercher de la magie dans ses œuvres, il n’y en a pas, si ce n’est une indéfectible beauté surnaturelle qui se dégage des installations ou des photographies – sans retouche bien sûr.
« Je ne suis ni magicien ni illusionniste, se défend d’ailleurs Kroust. Les fils qui tendent mes œuvres sont assumés. Ils permettent au spectateur de se concentrer sur l’objet et non sur un éventuel tour de magie. Mais surtout, ces fils créent des réseaux, un lien entre les objets, c’est ce process qui m’intéresse. C’est dans cet instant sensible et vivant, espace des apparences subjectives, que se situe une première lecture de mes expériences. On pourrait parler de résilience. Il y a d’ailleurs au Japon un art traditionnel (Kintsugi) qui consiste à réparer les objets cassés avec de l’or. Des cicatrices magnifiées, mais qui se voient. »

« Monsieur, pourquoi vous faites ça ? »
Originaire de Toulon, Kroust – de son vrai nom Christophe Péron – s’est passionné très jeune pour les objets. Ado, inspiré par l’univers heroic fantasy, il sculpte à la mousse armures, boucliers ou chimères puis les peint à l’acrylique. Après des études de design d’objets et d’arts graphiques puis un BTS communication visuelle, il expérimente des formes d’installations autour de l’art numérique. En 2004, il découvre la suspension, « un puits sans fond », dit-il. Minéraux et végétaux deviennent alors ses matériaux de prédilection, évoluant au travers de propositions d’installations land art.
Le déclic s’est produit par hasard, une bobine de fil de nylon dans la poche. Un jour, Kroust, le cœur un peu lourd, pend une pierre à un arbre. Trois gamins du quartier s’approchent, intrigués. « Monsieur, pourquoi vous faites ça ? » Il répond : « J’allège mon cœur en suspendant cette pierre. Mais Monsieur, ça sert à rien, on va vous la voler la pierre ! Voler la pierre ??! Mais voyons, des pierres, on est en train de marcher dessus. Les gosses sont repartis en riant. Quant à la pierre, elle est restée suspendue plusieurs semaines, attendant l’office de la gravité.
« À partir du moment où on a cassé la contrainte gravitationnelle de cette pierre en la suspendant, elle a pris une autre dimension, devenant un objet à part entière de réflexion, de poésie », exprime Kroust.

L’objet n’existe pas
Inlassablement, l’artiste suspend les cailloux autour de lui. Souvent les travaux se révèlent ardus, comme l’installation de 250 m2 de câbles d’acier, structures porteuses pour faire s’envoler une cabane de vigne d’un ancien conservatoire dans la vallée de la Maurienne. Un travail titanesque pour tisser une gigantesque toile d’araignée capable de supporter une myriade de pierres de 2 ou 3 kg chacune. D’autant que Kroust a franchi une nouvelle étape dans son travail avec la fragmentation qui permet, en décomposant les pierres, de magnifier la lévitation.
En parallèle de ses installations in situ, il entreprend dans son atelier de casser des chaises.
« Jusqu’au XIXe siècle, la chaise est un symbole de pouvoir puis l’industrialisation de masse la démocratise, raconte l’artiste. Mais cet objet représente aussi un simulacre de pause. Assis, nous sommes entre deux états : ni debout, ni couchés, entre le sol et le ciel. Cet entre-deux engage une réflexion sur notre relation au monde sensible qui nous entoure et sur sa dualité : construction/déconstruction, apparition/disparition, lourd/léger… »
Fragmentation de chaises, de bidons de pétrole, d’un tableau noir d’écolier, de couverts en métal, de pots de terre, de pièces de monnaie, de crucifix… Kroust contraint des objets aux portées symboliques. Pour qu’ils se recomposent ailleurs ? Pourquoi pas.
Mais inutile de chercher à recomposer mentalement l’intégralité de l’objet, c’est impossible.
« Il manque toujours un élément par le simple fait que l’objet n’existe pas », avoue le fragmenticien qui conserve précieusement chaque élément manquant.

 

Au temps du Covid
Le mouvement est indissociable du travail de Kroust et se révèle parfois de façon surprenante comme dans les deux vanités – une tête de poney et une pie – exposées dans l’atelier. Entourées de feuilles flottant dans l’air, elles semblent reprendre vie. Ici, ailleurs…
Sur les étagères de l’atelier, une multitude de pendules, réveils ou cages attendent de se réveiller.
« La crise sanitaire a énormément modifié ma relation au temps. J’ai passé des années à travailler intensément, à faire scénographies (notamment pour l’aquarium et le planétarium de Montpellier NDLR), courts-métrages, montages d’expos, médiation… J’ai envie aujourd’hui de me recentrer sur mon travail plastique et d’explorer la notion du temps. La situation est assez trash pour le monde de la culture qui ne mérite pas ça. Cela questionne. Mais c’est dans ces moments que l’art peut se réinventer, il en avait peut-être besoin. Finalement tout n’est pas si sombre. Ce qui disparaît peut aussi (ré)apparaître. Se dire que rien n’est jamais perdu… Merci à la gravité. »