Gravir le Pas de l’Escalette, lorsqu’on vient par le Sud, traverser le Larzac puis franchir le viaduc de Millau, est déjà une part importante de la visite au Musée Soulages. Choisir l’hiver pour ce périple, jusqu’à Rodez, c’est (re)découvrir, outre l’Outrenoir cher au peintre, le sens véritable de son œuvre : un cheminement quasi onirique. À travers les paysages rocailleux immaculés de l’Aveyron, ses lentes éoliennes hypnotiques dans la brume et ses châteaux hors du temps, l’âme divague. Arriver enfin aux pieds des blocs d’acier Corten qui campent l’architecture des bâtiments, plantés dans la neige, c’est alors se laisser submerger entièrement dans l’univers du Maître : Soulages soulage, Soulages est zen, et l’exposition « Ici et ailleurs, la matière et le temps », consacrée à l’agence RCR arquitectes, l’est aussi. Elle est visible jusqu’au 7 mai et témoigne de tout cela jusqu’à l’évidence.

Créateurs du musée Soulages entre 2008 et 2014, les trois architectes de RCR, Ramon Vitalta, Carme Pigem et Rafael Aranda, lauréats du Priztker 2017, n’ont-ils pas reçu leur prestigieuse récompense au Japon ? Preuve s’il en est que l’hommage qui leur est rendu « ici » parle aussi d’un « ailleurs », et pas seulement des environnements immédiats, certes souvent exceptionnels, qui tiennent de cadres à leurs réalisations. Leur démarche conceptuelle est philosophique, spirituelle… « Les mots-clés de l’expérience RCR sont : nature, paysage, couleur et le temps qui s’étire et rassemble », explique Benoît Ducron, conservateur en chef et directeur du musée Soulages. Lui-même passionné d’architecture, tout comme l’était Pierre Soulages, il a souhaité rendre hommage aux célèbres architectes auteurs de « son » musée en montrant la variété de leurs pratiques, depuis leur atelier d’Olot, petite ville bordant les Pyrénées catalanes, jusqu’à Paris, Gand ou Taïwan…

Quelques pièces de design ouvrent l’exposition. Dont l’émouvant cadeau « Toi-et-moi, Colette et Pierre », le coussiège créé par RCR Arquitectes et offert par eux au couple Soulages pour leurs 80 ans de mariage. Bizarrement, il n’a pas encore trouvé d’éditeur. Peut-être parce qu’il doit rester unique ? Une autre assise très spectaculaire, la chaise longue Territorio cercas, donne très envie d’être testée. Hélas, elle serait plus flatteuse au regard que véritablement confortable. Qu’importe, l’objet de bois brut ne laisse pas de marbre. Viennent plus loin, selon où le regard se pose, des croquis d’études dont les gestes à l’encre et au pinceau rappellent là encore la calligraphie japonaise et l’esthétique Ma. Tout comme le projet de pavillon de papier, à Vall de Bianya, Espagne, dont on découvre la maquette. Il s’inscrit lui aussi parfaitement dans cette tonalité extrême-orientale en composant les espaces intérieurs à la manière de shōji, ces portes, fenêtres ou cloisons utilisées dans l’architecture japonaise traditionnelle. Quant aux représentations photographiques du « Jardi de la Lluna plena », le parc de la Vila RCR où siège le centre d’expérimentation des architectes, elles montrent l’ensemble sculptural de Claudi Casonovas et n’est pas sans évoquer l’ambiance minérale des jardins zen. Une des pièces issue de cet ensemble, un bloc de céramique, ponctue le cheminement de l’exposition permanente, tel un monolithe volcanique.

Les vidéos, maquettes plus ou moins monumentales, tableaux et œuvres de Miro, Dali, Judd, Soulages… qui composent l’exposition, proviennent pour une bonne partie d’un prêt du centre Pompidou – 36 sur 107 au total. En projection diaporama, les vues des nombreux projets et réalisations des RCR montrent comme leur rapport au paysage est essentiel. On y croise parmi les photos celles du centre d’art la Cuisine, à Nègrepelisse (82), malheureusement fermé depuis décembre 2022 (artdeville n° 80).
Une œuvre au fond de la salle attire l’attention : « Femme et Homme nuage », signée RCR Arquitectes. Elle représente par une nuée de points et un effet négatif type radiographie médicale un couple qui marche nu, potentiellement Ève et Adam. « Elle montre l’institution humaine, ce qui fonde l’humanité, une infinité de particules en suspension… », décrit Benoît Ducron. Si d’après le directeur du musée, « ce n’est pas forcément la plus représentative du travail de RCR », les architectes ont tout de même tenu à ce qu’elle figure dans l’exposition. Peut-être parce que l’œuvre symbolise à elle seule leur vision idéale d’un monde jardin d’Éden : simple, naturel, en mouvement… ? Et que la rencontre de femmes et hommes tels que Colette et Pierre Soulages, Ramon Vitalta, Carme Pigem et Rafael Aranda, notamment, fait progresser harmonieusement.

 

Pierre Soulages et l’architecture, un compagnonnage fusionnel

Au premier regard sur l’œuvre du peintre, on comprend la relation intime qu’elle nourrit avec l’architecture. Avec ces tracés verticaux, horizontaux ou obliques, Soulages structure l’espace de la toile, sculpte la matière et y fait pénétrer la lumière. Tout comme le geste de l’architecte. Avant 1968, les écoles des Beaux-Arts n’intégraient-elles pas d’ailleurs cette formation ?
Le couple Soulages a également conçu à Sète une maison remarquable avec l’architecte Jean Rouzaud. Elle est désormais mythique. Pour l’anecdote, c’est d’ailleurs Pierre Soulages lui-même qui aurait déterminé le rythme de l’escalier du musée : selon son ample foulée !

 

Cinq nouveaux dépôts au musée Soulages

Juste avant le décès de Pierre Soulages, le 25 octobre 2022 (à 102 ans), le musée Soulages a reçu en dépôt cinq nouvelles œuvres. Elles sont datées de 1951, époque des premiers succès internationaux du peintre, à 1991, époque des Outrenoirs de plus en plus grands et imposants. Depuis décembre 2022, ces trois peintures sur toile et deux œuvres sur papier ont désormais intégré le parcours permanent du musée.