Y a-t-il un élément particulier qui a déclenché votre colère ?
Non, rien de particulier, c’est permanent, malheureusement ! Permanent quotidien, général. Partout à travers le pays, pas seulement à Paris. L’enlaidissement, les constructions disharmonieuses, l’absence de véritable urbanisme des villes. C’est un mal profond. Je suis en colère chaque jour. Mais je suis en même temps émerveillé par la beauté, la splendeur de notre patrimoine. Y compris le patrimoine contemporain. À commencer par le bâtiment où je vis actuellement, conçu par Jean Nouvel, l’Institut du monde arabe [Jack Lang en est le président depuis 2013].

Vous préconisez la création d’un grand ministère de la beauté, de l’architecture, de l’habitat et de l’urbanisme rattaché à la rue de Valois (ministère de la Culture), mais l’architecture a déjà été rattachée et cela n’a pas changé grand-chose*.
Non, vous avez raison. On a voulu me rattacher l’architecture quand j’étais ministre, j’ai refusé. Parce que l’architecture séparée de l’urbanisme, du paysage et du reste, ça n’a pas de sens ! Ça ne permet pas d’agir très profondément. Premièrement, c’est trop séparé, deuxièmement, l’État – je ne vais pas mettre en cause tel ministre ou un autre – témoigne d’une certaine indifférence à ce sujet.
Vous accablez l’État, mais ce sont les communes qui ont la responsabilité de l’urbanisme. Et c’est sous votre responsabilité, sous la présidence Mitterrand, que ce transfert s’est opéré. Pardonnez-moi de vous le rappeler !
Non, la décentralisation, c’est une chose absolument indispensable qui a permis l’émergence de nombreux projets, de nombreuses initiatives très importantes dans le domaine culturel.

Pour ce qui concerne l’urbanisme, ce sont bien les maires qui ont la main et beaucoup font ou ont fait n’importe quoi.
Non… Oui, bien sûr que certains maires ont fait n’importe quoi ! Mais on (sic !) les a laissés faire ! Mais c’est sous le contrôle quand même des architectes des bâtiments de France. Et pour élargir cette protection, s’agissant des abords des monuments historiques, j’avais créé les zones ZPPAUP [Zone de protection du patrimoine architectural, urbain et paysager] qui permettaient un examen bien plus large des constructions et des aménagements.

Cela ne concernait que les abords immédiats des bâtiments historiques, mais la France moche que notre confrère de Télérama dénonçait, il y a déjà quelques années, ne se cantonne pas seulement aux périmètres des bâtiments historiques.
Absolument, c’est pourquoi je crois que tout ça est à revoir, tout ça est à repenser. Il faut mettre l’ensemble des sujets sur la table, dont celui, ceux que nous évoquons aujourd’hui, pour imaginer ce que pourrait être une politique de l’harmonie, de la beauté, etc.

Reste que, dans les mairies, leurs services urbanisme, dans les agglomérations désormais, et pourquoi pas les métropoles, il n’y a pas toujours la vision, la compétence, la culture de la beauté…
Mais c’est pourquoi je considère que l’une des actions clés, c’est à l’école, au collège, au lycée, à l’université ! Il faut créer une véritable culture de la beauté, une véritable culture de l’urbanisme, une véritable culture dans l’esprit public. Les pays dans lesquels cette culture est façonnée, parfois par la tradition, dans l’enseignement, dans les pays du nord de l’Europe par exemple, dans certaines régions de l’Allemagne, ou en Suisse, il y a une espèce de culture de l’harmonie qui n’existe pas chez nous. Il faut que les futurs élus, les futurs citoyens l’acquièrent. D’ailleurs, quand j’étais ministre de l’Éducation nationale, j’avais mis en place un plan art et culture à l‘école, et toute une section de cette action nationale concernait le patrimoine et la culture urbaine, la culture du paysage. Je l’avais confiée à Mme Yannick Lintz. Elle a fait un travail fantastique. Par exemple, nous avons mené une opération dans les écoles et les collèges qui s’appelait « Levez les yeux ! » pour apprendre à regarder. Notez que, de manière globale, dans le système scolaire français, on éduque que le cerveau rationnel et pas le cerveau sensible, sauf quelques exceptions. Et donc je souhaite que, dans le domaine de la musique, dans le domaine du théâtre… mais aussi dans le domaine du regard, ce soit le cas.

À la fois, certains objecteront que le changement d’ère que nous impose le climat, l’urgence de mettre en œuvre la transition écologique, n’est pas forcément compatible avec des considérations esthétiques.
Je pense que ce n’est pas votre sentiment. Mais je vous le dis tout de suite, je récuse ce raisonnement ! On m’a toujours dit : « Tu interdis à Disney de s’installer, tu ne veux pas qu’on crée des emplois, tu ne veux pas qu’on construise », je ne sais quelle horreur… Le chantage à l’emploi, je l’ai souvent connu ! Le chantage au climat, à l’emploi, le chantage à tout… Parce que, précisément, dans notre système, l’harmonie, la beauté, la culture sont trop souvent les dernières roues du carrosse. Et je voudrais qu’elles soient les premières roues du carrosse.

En attendant, la France moche continue de prospérer. On est toujours emporté par cette inexorable inertie qui entend encore produire des rocades, des centres commerciaux, des parkings, des lotissements…
Tout cela est à empêcher, à réglementer, à réguler… Précisément, il faut que l’État redevienne l’État.

Que diriez-vous aux élus, y compris socialistes, qui défendent encore ces projets ?
S’ils sont moches, je suis contre…

Ceux que je cite le sont, le plus souvent, non ? Une rocade, c’est moche !
Je suis contre ! Je suis contre ! Socialiste ou pas. La question n’est pas une question d’appartenance politique. Mon parti, c’est la beauté ! n
Propos recueillis par téléphone le 16 septembre

* La direction de l’architecture a quitté le ministère de la Culture en avril 1978 pour rejoindre le ministère de l’Environnement, puis en 1981, c’est-à-dire sous la présidence de François Mitterrand, celui de l’Équipement, alors que Jack Lang était devenu ministre de la Culture. En 1996, la direction de l’architecture revient au ministère de la Culture et entraîne une redéfinition des missions de la direction du patrimoine qui incluent la protection des espaces protégés et des sites, dans une vision plutôt conservatrice qui fait régulièrement polémique. Selon Wikipédia, qui cite Jacques Attali, « en 1988, Jack Lang propose à François Mitterrand de créer un ministère de l’Intelligence et de la Beauté, qui regrouperait les ministères de la Recherche, de la Culture et de la Communication, ainsi que cinq secrétariats d’État. Le projet n’aboutit pas ».

Tribune de Jack Lang

« Pour un grand ministère de la beauté
Vive le patrimoine !
À bas la laideur !

Les journées du patrimoine que j’ai créées en 1984 sont devenues un grand mouvement populaire en faveur de la sauvegarde de nos monuments historiques : 10 millions de visiteurs dans 15 000 monuments.

Mais dans le même temps, nos 35 000 communes sont trop souvent enlaidies par un urbanisme sauvage, sans âme, purement commercial. Nous ne pouvons accepter la fatalité qui tend à placer nos monuments sous de belles vitrines protectrices au milieu d’une France défigurée.
J’en appelle à un grand sursaut national.

L’État doit donner l’exemple : la protection des monuments, c’est bien, mais celle de leurs abords proches ou lointains laisse à désirer. Création architecturale, écoles d’architecture, urbanisme doivent recevoir une impulsion centrale.

Que l’État redevienne l’État et conduise une puissante politique de la beauté. Aujourd’hui, les services compétents sont fragmentés et dispersés entre de multiples ministères. Je plaide pour qu’un grand ministère de la beauté, de l’architecture, de l’habitat et de l’urbanisme voie le jour et soit rattaché à la rue de Valois.

Les collectivités territoriales doivent elles aussi lutter contre le mitage des abords des villes, contre l’abandon des plans d’urbanisme, contre la perte du sens de l’intérêt général par l’oubli de valeurs comme l’harmonie, la douceur de nos paysages urbains et naturels qui doivent être des carrefours de mille beautés. N’attendons pas demain pour démolir les horreurs d’hier.

Enfin l’État, à travers son service public de l’Éducation nationale, doit apprendre aux 12 millions d’élèves à lever les yeux vers la beauté de leur environnement, à distinguer le beau du laid. Je souhaite que nos enseignants puissent consacrer une part de leurs efforts à cette ambition apparemment modeste et pourtant capitale : une véritable éducation du regard, de la vision comme cela existe dans les pays nordiques.
Faute de quoi nos enfants et petits-enfants nous maudiront avec raison de nous être contentés de placer les monuments du passé dans de beaux écrins sans nous soucier de la laideur environnante dans laquelle nous les aurons condamnés à vivre.

Les amoureux du patrimoine découvrent par millions la beauté de l’architecture des siècles des cathédrales, des lumières ou de notre Art nouveau. Nos enfants et petits-enfants devront-ils démolir les millions de petites laideurs urbaines que nous avons laissées construire depuis que l’État a abdiqué sa responsabilité première ?

J’invite les millions d’ennemis de la mocheté à engager un combat vigoureux contre la laideur. Vite et Fort.

Inversons la hiérarchie des valeurs : la beauté d’abord, le profit au rancart. »