Prénom ou pseudo ? », demande Océane à la caisse. « Pseudo », répond le quadra en costard, se délestant en un geste de 35 euros. Le prix à payer pour pénétrer la tanière d’Éros. Lumière tamisée, ambiance cosy, air moite… Les jacuzzis bouillonnants entretiennent une hygrométrie quasi tropicale au Privé 34. Pourtant, ici, c’est Frontignan. Et comme tous les jeudis, c’est Éva qui mène la danse façon gang bang. « J’ai fini le premier round, sourit la libertine insatiable, tandis que les premiers visiteurs quittent les lieux. À partir de trois ou quatre personnes, je fais le deuxième round ». Serviette autour des fesses, l’ex-porteur de costard devra patienter encore un peu.
Éva, 42 ans, expérimentait ses premières amours libertines il y a tout juste dix ans. Depuis, l’amour à deux l’ennuie. « Ce n’est pas une mode, ni une tendance, réfléchit-elle. C’est une philosophie ! Il faut juste savoir ce qu’on veut et ce qu’on est. » Sorte d’équation à plusieurs inconnues, le sexe idéal selon elle pourrait s’apparenter à un accord éphémère. « Pour moi le physique de la personne importe peu, ce qui compte c’est l’hygiène et le partage (…) Le libertinage, c’est une liberté d’actes, de choix, de pensées… Mais il faut pouvoir assumer », concède-t-elle. Mère de deux jeunes femmes, elle finissait de délaisser sa vie d’avant il y a deux ans, troquant ses cours de coiffure pour l’organisation de soirées privées coquines via son association « Quetuplaisir », et le tournage de films X. Ces après-midis débridés ? Un terrain de « jeu », mais aussi l’occasion d’agrandir son réseau de « complices ». Trois hommes rejoignent l’étage ; il est temps. Là, un grand lit circulaire, un écran projetant des images pornographiques, une fantasmatique croix de St André, grand X sous la lumière rouge, et les corps nus s’emmêlent sans discours ni tabou.
Code de bonne conduite
N’en déplaise aux plus prudes, l’ambiance de ces petits temples du sexe a bien changé ces quinze dernières années. Exit la débauche low cost ! Aujourd’hui on veut du sexy-chic, du velours et des draps propres. Le milieu s’est refait une santé et s’est doté d’un arsenal de codes implicites qui sont aujourd’hui légion. Au Privé 34, des gouttières emplies de préservatifs et de gels lubrifiants donnent le ton. Placardée près du débit de boissons et à l’entrée des pièces de « jeu », la charte de l’établissement l’annonce tout de go : « Les femmes présentes ne sont pas à votre disposition. N’oubliez pas : « L’homme propose, la femme dispose » », dit le texte. Un sujet sur lequel Bruno et Océane, les patrons, sont intraitables : « Ici tout est possible mais la seule chose que l’on répète c’est : un non est un non ! » Un leitmotiv martelé à l’envi aux jeunes et aux novices. « On est obligé de leur donner des conseils. Par exemple, on leur dit qu’il ne faut pas commencer par toucher. Cela passe d’abord par le feeling », explique Océane.
Dix minutes après le début du « round 2 », le premier « joueur » redescend le souffle court et se faufile vers les douches. Quelques minutes plus tard un deuxième, puis un autre… Puis un autre. Éva réapparaît sans ciller et se greffe aussitôt à la conversation. Ces dernières années, les jeunes se sont effectivement immiscés dans le créneau. « Un vrai scandale », souffle Éva. « Ils ont 18 ou 20 ans et vous accostent comme si vous étiez la salope du coin de la rue. On est inondé de gens qui ne savent pas où ils vont, ni ce qu’ils veulent », lâche-t-elle.
Mille et une manières de « libertiner »
Des maladresses de néophytes, ignorant parfois la complexité du milieu. Car en réalité, les codes et les pratiques sont multiples. Par exemple, les « mélangistes » permettent simplement à leur partenaire de toucher et d’être touchés ; quand les « échangistes » s’échangent sans tabou. Le « candaulisme » consiste quant à lui à offrir son compagnon ou sa compagne à un inconnu, et observer les ébats sans entrer dans la danse. Jugé plus « soft », le « côte-à-côtisme » propose au couple de faire son affaire en présence d’autres duos, mais sans interférences… Une entrée en matière très prisée par les libertins débutants. À l’inverse, le célèbre « gang bang » aura plutôt tendance à attirer les initiés. « Lors d’une soirée, un homme offre sa nana à cinq, dix, vingt, trente mecs… Bien évidemment, tout le monde est consentant ! », explique K-zy, ancien DJ du Cap d’Agde, lui-même adepte de libertinage. Un phénomène qui a fait la réputation de la bien nommée « Baie des cochons », sur la plage agathoise, mais qui ne peut résumer à lui seul l’esprit libertin. Enfin, comment ne pas évoquer le spectaculaire BDSM (pour bondage, domination et sado-masochisme) ! « Rien à voir », s’écrient les puristes. Pourtant, cette pratique voisine du libertinage s’est fait une bonne place dans la plupart de ces clubs et saunas, à l’occasion de soirées très spéciales. Ici, place aux amateurs de latex, de fouet et « d’orgasme cérébral » !
Mais au-delà de ces principales mouvances, les couples s’imposent également de nombreuses clauses implicites : « Certains n’embrassent pas, d’autres réservent la sodomie à leur partenaire officiel, ou encore, quelques femmes ne veulent pas qu’on leur touche les seins… », énumère Océane.
« Subculture »
Dans ces alcôves dédiées aux plaisirs de la chair flotte l’étrange impression de s’être glissé dans une bulle hors du temps. « On trouve de tout. Des smicards, des avocats, des PDG… Les gens ne regardent pas si tu es employé de mairie ou si tu diriges une entreprise de 300 salariés », assure K-zy. Lucie, 48 ans, en parle volontiers comme d’un art de vivre. Lorsque son compagnon l’initie au sexe libre, il y a cinq ans, c’est le choc. C’était comme découvrir un monde… « parallèle ». « Cela m’a changée. Je suis plus proche des gens dans la vie de tous les jours, plus tactile aussi. Parfois je me surprends. Et puis je me suis aperçue que l’on pouvait parfaitement connaître quelqu’un physiquement, sans rien savoir de sa vie, de son métier, de sa famille. Il est possible de créer des liens d’amitié très forts, juste avec du feeling ».
Et si le libertinage représente bien plus qu’une simple question de sexualité, une interrogation demeure : peut-on parler de culture ? Le sociologue Daniel Welzer-Lang*, professeur émérite à l’université de Toulouse, préfère parler de « subculture ». D’abord pour son côté discret et transgressif. « Il y a, en France, un vieux fond très moraliste. Les femmes ont souvent du mal à parler de ces pratiques à leurs amis », voyant souvent accolé au libertinage un a priori dégradant et sexiste. Une image nourrie par un petit fond de vérité, l’expert le concède : « Il existe encore quelques clubs qui interdisent l’entrée aux femmes si elles ne sont pas en jupe ou en robe. Cependant les nouvelles générations sont plus égalitaires. » Une évolution qui a permis à la mouvance de faire « société ». « D’où la fierté de certains libertins d’avoir l’impression d’appartenir à une élite libérée, poursuit-il. Cela fédère le groupe, quelle que soit son appartenance. Cela crée une certaine empathie. »
D’après les sites France coquine et nouslibertins.com, l’Hérault compterait une vingtaine de clubs et saunas de ce genre, contre une dizaine pour le Gard et pour les environs de Toulouse, quatre dans l’Aude, et trois dans les Pyrénées-Orientales. La présence historique et pionnière du village naturiste du Cap d’Agde, littéralement pris d’assaut par les libertins ces quinze dernières années, a fait de ce département l’un des plus dynamiques en la matière. L’occasion de rivaliser d’ingéniosité pour satisfaire des demandes toujours plus exigeantes. Se complaire dans la luxure certes, mais pas à n’importe quel prix…
Note : (*) Le sociologue Daniel Welzer-Lang est un expert des pratiques sexuelles en France. L’année dernière, il publiait « Les nouvelles hétérosexualités », chez Érès.