En prolongement heureux et fortuit d’Immortelle, l’exposition sur la peinture figurative contemporaine au Moco de Montpellier, celle d’été au musée Paul Valéry de Sète est un rendez-vous particulier pour l’histoire de l’art. Il n’est d’ailleurs pas abusif de parler d’événement.

Rock star
Depuis sa rétrospective au Centre Pompidou de Paris, en 2014, et au Palazzo Grassi à Venise, en 2015, Martial Raysse n’avait, en effet, plus souhaité exposer dans un musée. C’est à la faveur d’un échange entre le critique d’art Philippe Dagen et le conservateur du musée Paul Valéry, Stéphane Tarroux, l’été dernier, que l’idée de l’exposition a germé. « Présenter Martial Raysse est un projet que j’ai toujours eu. Il a joué un rôle dans la Figuration libre auprès d’artistes comme Combas ou Boisrond qu’il a influencés – moins Di Rosa. Avec Wahrol, Raysse est l’une des deux figures du Pop art, Wahrol sur la côte est des États-Unis, Raysse sur la côte ouest. » Or, il se trouve que l’artiste et sa femme, l’artiste Brigitte Aubignac, ont leurs habitudes à Sète où, pour l’anecdote, ils viennent chaque année fêter leur anniversaire de mariage. « Ils aiment la ville et le musée. Et lorsque Martial Raysse a su que je souhaitais organiser une exposition de ses œuvres, ça lui a plu, raconte Stéphane Tarroux. Mais il y a d’autres raisons : il a peint récemment quatre grands formats qu’il veut montrer au public ; des œuvres à mi-chemin entre la peinture d’histoire et la peinture allégorique. Et ces œuvres-là, on ne peut les présenter que dans un musée, pas dans une galerie. » Une manière de joindre l’utile à l’agréable. « D’autre part, Martial Raysse a toujours considéré avoir été trop longtemps associé aux années 60. C’est une période avec laquelle il a souhaité rompre. Mais ses œuvres de cette époque sont tellement célèbres, tellement iconiques, que ça revient sans cesse sur le tapis. Son Odalisque, d’après Ingres, est La Joconde du Centre Pompidou. Or, lui en a assez qu’on ne prenne en considération que ces œuvres-là alors que, depuis près de soixante ans, il propose autre chose ! » Telle une rock star à qui on demande à chaque concert de jouer le même morceau ? Pas seulement.

La rupture
Au-delà de la lassitude, la rupture en question est sensible dans la vie du peintre. Trop pour être réduite à un simple agacement. On pourrait en trouver l’origine lors la Biennale de Venise de 1964, lors de laquelle « le Grand Prix décerné à Rauschenberg a provoqué de vives discussions parmi les membres du jury international. Les Français ont accusé la Biennale d’introduire la “colonisation culturelle“ américaine », témoigne près de soixante ans plus tard le site de la Biennale – preuve s’il en est, que l’événement a marqué l’histoire de l’art. La presse d’alors se déchaîne contre le Pop Art : « Le choix de Rauschenberg une “insulte”, une “atteinte à la dignité de la création artistique”, un “acte abject et intéressé”, « un événement dégradant dont on peut se demander si l’art de l’Occident pourra se relever », cite Thomas Snégaroff, dans Histoire d’info (francetvinfo.fr).
Alors que Martial Raysse, icône du Pop art, représente la France lors de la Biennale de Venise suivante, en 1966, on peut facilement imaginer que la mémoire du scandale est encore vive ! Il obtient toutefois le prix David Bright, réservé aux artistes de moins de 45 ans. Mais le Grand Prix qu’il aurait mérité lui échappe. « Il y aurait eu des manigances, qui n’avaient rien à voir avec la qualité des œuvres, et ceci à son détriment, explique Stéphane Tarroux. Des intérêts financiers auraient primé. » Dans la foulée, Raysse se brouille avec son galeriste new-yorkais, tandis que l’ambiance de contestataire et émancipatrice de 1968 est à son paroxysme. Il rentre en France et participe activement aux grèves de mai 68. La rupture de Raysse avec le milieu de l’art contemporain va alors jusqu’à une forme de nihilisme : « Ça va pour lui jusqu’à collaborer à des travaux collectifs, où son nom disparaît. Il fait partie d’un groupe, PIG, dont il est l’un des leaders mais ce n’est plus Martial Raysse qui crée, c’est le groupe. Comme Godard, à la même époque, réalise Dziga Vertov. » Après cette période d’expérimentation quasi chamanique, où chacun cherche à franchir les limites du réel, volontiers par l’usage de psychotropes, le groupe se sépare. En 1973, l’artiste s’installe dans la campagne du Val d’Oise où il redémarre une vie dans la précarité.

Peinture savante
Pour Raysse, c’est aussi une renaissance. Il se met alors au dessin, puis à peindre, ce qui est nouveau pour lui. Jusque-là, l’artiste réalisait des installations, des assemblages – ceux avec des néons, notamment, sont passés à la postérité. Des films aussi qui l’ont amené à fréquenter Marin Karmitz, propriétaire des cinémas MK2, dont Raysse réalisera une façade de l’un d’entre eux en néons. Désormais, ses nouveaux environnements et entourage lui offrent logiquement de nouveaux sujets. Alors qu’il fut membre du mouvement Nouveau réalisme, avec Yves Klein, Arman, Daniel Spoerri, Jean Tinguely, Jacques de la Villeglé, César, Niki de St Phalle… qui représentaient un art résolument contemporain – et certes critique – issu de la société de consommation urbaine des années 60, le voilà qui convoque les grands maîtres de l’histoire de l’art pour peindre des scènes mythologiques, portraits et paysages. Sa démarche est aussitôt assimilée par le milieu de l’art comme réactionnaire, « un retour à l’ordre comme il y a pu en avoir dans les années 20, comme un retour à une vision traditionnelle de l’art. Mais en réalité, cet acte de rupture est peut-être un acte moderne », analyse Stéphane Tarroux. Que d’autres artistes accompliront d’ailleurs plus tard, comme Bioulès. Par son émancipation des scories du marché à l’art, l’apport de Raysse défriche donc un nouvel univers. « Chemin faisant, Frère Crayon et Sainte Gomme » sont devenus ses compagnons, selon le titre d’une de ses œuvres. Il ne fait pas pour autant du passé table rase, comme il était tendance d’en appeler à l’époque. En délaissant la bombe aérosol pour les pinceaux, Raysse ne part pas de rien. Ce que Stéphane Tarroux souligne : « On dit que Raysse est autodidacte, mais pas vraiment. C’est par sa fréquentation quotidienne des peintres que son œuvre trouve à se nourrir, y compris dans les années 60. Sa peinture est une peinture savante où tout compte. Tout est symbole. Elle fait lien avec la manière avec laquelle on a toujours peint. »
Dès 1973, Raysse ouvre en quelque sorte la voie de la peinture figurative à la génération 80 dont on célébrait la vitalité au MOCO ce printemps.

17 juin / 5 novembre – Musée Paul Valéry, Sète
Tarif 9,90 €, réduit 5,30, gratuit chômeur et enfant

Légendes :

La Paix – 2023
Acrylique sur toile
300 x 500 cm
Collection particuliè̀re © Gilles Hutchinson ADAGP, Paris 2023

Comment ça va Irma ? 2013
Pierre noire, peinture acrylique
et coccinelle en plastique sur toile – 76 x 73 cm
Collection particulière
ADAGP, Paris 2023
© Gilles Hutchinson

Courage Martial, 2021
Huile sur toile,
200 x 131 cm
Pinault Collection, ADAGP, Paris 2023. © Aurélien Mole

Songeuse Roxane
2013
Détrempe sur toile
63 x 63 cm
LGDR
ADAGP, Paris 2023.
© Martial Raysse.
Courtesy LGDR