La démocratie régionale a vu naître plusieurs initiatives ces dernières années. Comme si les élus des collectivités locales concernées avaient perçu des freins institutionnels limitant leur pouvoir, affectant ainsi leur capacité à agir. Quatre sont notables et comparables : toutes créent un nouvel outil pour le débat.
Inédit, le Parlement de la mer, mis en place en 2014 au niveau régional sous la présidence Bourquin, instaure désormais un dialogue transversal entre marins, pêcheurs, élus, mais aussi professionnels des ports et plaisanciers, acteurs touristiques, associations environnementales ou sportives, chercheurs… Sur un sujet, la mer, qui dépasse les seules compétences régionales, 167 membres se réunissent désormais semestriellement et en commission produisant une concertation désormais facilitée. Sur le même modèle, le Parlement de la montagne vient d’être lancé par Carole Delga.
Le Parlement des territoires lancé par Philippe Saurel, président de Montpellier Métropole, est également une réponse inédite à des enjeux de « développement des territoires ». Créée en 2015 pour « une coopération territoriale fondée sur la confiance », cette instance implique « 70 présidents et représentants de 50 intercommunalités de 6 départements – l’Aude, l’Aveyron, le Gard, l’Hérault, la Lozère et les Pyrénées-Orientales » et souhaite « peser dans le dialogue entre autorités organisatrices de l’espace public », notamment face à la grande région. Le Parlement des territoires « propose une démarche solidaire et audacieuse, sans structure administrative dédiée. Basée sur l’échange et le volontariat », elle est régie par une simple charte.
L’Assemblée des territoires voulue par Carole Delga, présidente de la région Occitanie innove plus nettement en matière de démocratie locale. Sans sortir des lois républicaines, cet « outil de dynamisation, de vitalité des politiques régionales » tel que le présente la présidente, réinvente le fonctionnement de l’institution régionale en la dotant d’une assemblée distincte du conseil régional et gérée par un règlement intérieur propre. Son organigramme réunit 158 membres, un comité d’animation élu de 20 membres et 4 groupes de travail pilotés paritairement (femme/homme). Elle peut s’autosaisir de tout sujet de compétence régionale et dispose pour cela de dotations régionales afin de financer des expertises indépendantes.
INTERVIEW
La création de cette Assemblée territoriale n’est-elle pas une préfiguration de cette république fédérale que vous appelez de vos vœux depuis un certain nombre d’années ?
C’est une expérimentation territoriale mais grandeur nature puisque cela ne s’est jamais fait dans l’Hexagone, en tout cas jamais à cette échelle-là. Ça part du constat que dans notre région, nous avons deux grosses locomotives : l’ex-Languedoc-Roussillon, représentée par Montpellier et l’ex-Midi-Pyrénées représentée par Toulouse. Selon le directeur de la Banque de France, en 2016, les deux tiers de la TVA collectée viennent de Montpellier et Toulouse. Sur 10 emplois créés, 9 l’ont été sur ces deux villes. Qu’est-ce qu’on raconte aux 95 % du territoire qui ne sont ni à Montpellier ni à Toulouse ? Ces territoires sont-ils entendus ? On va dire que oui, au conseil régional… à part que le conseil régional est constitué proportionnellement à la démographie. Si je sors du conseil tous les élus du grand Montpellier et du grand Toulouse, plus des villes comme Perpignan, Nîmes, Albi, Tarbes, etc., je sors 4/5 de l’assemblée. Il y a une élue pour toute la Lozère. Quand on sait qu’il y a 20 commissions sectorielles ; dans 19 commissions la voix de la Lozère ne se fait pas entendre.
C’était l’un des points de programme que vous avez obtenu dans la négociation de l’entre-deux tours des élections ?
C’est un accord d’idée avec Carole Delga, je ne lui ai pas tordu le bras…
Une drôle d’expression qu’on a entendue en effet !
Il y a des points qui ont été durs, sur le rail, par exemple, la ligne à grande vitesse…
Mais pas là-dessus ?
Non, c’était très clair d’entrée. Carole, tout le monde le sait, a un vécu de fonctionnaire territoriale ; c’est une question qui l’interpellait avant même d’être élue [G. Onesta cite des expériences ou des think tanks urbains que Carole Delga connaît ou consulte]. Le titre du rapport, la République des territoires, c’est elle qui l’a proposé. Donc on sent bien qu’elle porte ce sujet-là. Donc l’idée est : comment on donne la parole à des territoires qui ne sont entendus nulle part ? On sait très bien que ces petits territoires – qui ne le sont que par la population, même si au total ça fait 75 % de la Région, poussiérisée en des milliers des petites communes, presque 4 000 – ces territoires-là, quand ils perdent l’école, la gare, le lycée, la poste qui va avec, ils finissent par se révolter. Et le vote qu’on trouve dans l’urne est de couleur brune. Donc si on veut changer ça, il va falloir changer la République, et en partant des territoires.
Donc pas la peine d’attendre une sixième République pour faire la révolution ?
Voilà. On a commencé en montrant que peut-être avec cette expérience, c’est possible. Si on arrive vraiment à abreuver la réflexion régionale à deux sources : une source extrêmement légitime qui est celle du conseil régional, où sont représentés les citoyens – où là, plus vous êtes nombreux sur un territoire plus vous avez des représentants à l’Assemblée – et une deuxième source qui est territoriale, où là, peu importe si votre territoire est plus ou moins peuplé, vous avez le même poids ; alors nous aurons franchi un pas.
C’est le bicamérisme version Occitane ?
Une forme qui ne dit pas son nom. Peut-être que dans quelques années, quand on se rendra compte que les départements ne gèrent au fond que peu de choses – les collèges (et encore pas les contenus pédagogiques) et la distribution des minima sociaux (dont ils reçoivent les montants de l’état* ; une bonne administration peut faire ça). Est-ce qu’il y a besoin d’une assemblée d’élus ? Si demain, on regroupe les budgets des treize départements et celui de la Région, et qu’on pilote ce budget à la double source citoyenne et territoriale, je sens qu’on va vers l’avenir. Nous sommes peut-être en train de préfigurer cet avenir-là.
Pour que cette préfiguration soit plus éloquente, il faudrait que cette assemblée nouvelle soit dotée d’un pouvoir décisionnel ?
Ce ne sera pas le cas, parce qu’on fait cela avec les règles de la République telle qu’elle existe. Mais Carole Delga a eu l’intelligence politique… On ne présente en plénière que ce que la présidente veut.
L’agenda de dossiers portés devant l’Assemblée n’est pas proposé par le bureau de l’Assemblée régionale ?
Non. Mais elle a annoncé que tous les votes proposés par l’Assemblée des territoires, elle les proposera à l’Assemblée régionale. Après, c’est le conseil régional qui tranchera. Par exemple, aujourd’hui, nous sommes à Frontignan. L’Assemblée des territoires va se prononcer en commissions sur ce qu’elle pense de la politique des centres-bourgs. On a déjà entendu en plénière des voix qui proposaient de l’améliorer sur tel et tel points ; eh bien, ces améliorations-là seront portées à la connaissance de l’assemblée plénière du conseil régional.
Puisque l’Assemblée des territoires peut s’autosaisir de tout sujet, il suffit alors qu’elle le fasse en nombre pour bloquer les délibérations de l’Assemblée régionale, qui aura bien du mal à gérer tous ces dossiers qui lui arrivent…
D’abord, j’espère que nous serons dans ce cas de figure, ça voudra dire que l’outil aura formidablement bien fonctionné. Moi je suis moins ambitieux que vous et j’espère simplement qu’à la fin de la mandature, on se rendra compte que cet outil a nourri de manière extrêmement concrète, précise… Des mutualisations d’expériences, des propositions de dispositifs nouveaux, des échanges de bonnes pratiques… Je crains plus le trop peu que le trop-plein ! Et on a précisé dans le règlement intérieur que cela ne pouvait pas bloquer le travail du conseil régional.
Si l’Assemblée des territoires s’autosaisissait, par exemple, d’un projet d’autoroute…
Il peut, tant que c’est de compétence régionale.
…et émettait un avis différent – défavorable par exemple – de celui du conseil, que se passerait-il ?
Ça pèserait. Ça pèserait très certainement dans la décision finale. En précisant qu’en plus de cet outil de démocratie territoriale, nous sommes en train de mettre en place – et je suis également en charge – des outils de citoyenneté active. On va permettre également aux citoyens, à travers des droits d’interpellation directe de l’assemblée plénière, à travers l’utilisation d’un budget participatif, à travers le droit de votation citoyenne, le droit d’avoir des études contradictoires sur une autoroute, par exemple… C’est de nature à changer profondément le rapport à la politique.
Ce n’est pas ce qui dit Carole Delga qui explique que l’Assemblée va « inspirer des politiques » mais ne se déterminera pas sur des projets.
Cela inspirera des politiques, parce que par définition ce sont de grands sujets, mais si on doit se poser la question des transports en général, on va forcément se poser la question du rapport entre la route et le rail par exemple. Et là, à travers ce prisme-là, on sera bien obligé de s’exprimer sur tel ou tel projet routier. Il n’y en a pas des milliards.
C’est le doublement de l’A61 ?
Par exemple. Ça peut être l’autoroute Castres-Toulouse, des choses comme ça. Mais on a déjà mis en place cette démocratie territoriale, parce sur l’autoroute Castre- Toulouse, on a voté une subvention pour permettre une étude alternative. C’est-à-dire que pour la première fois dans notre République des territoires…
République… Ce titre n’est pas neutre. L’Occitanie devient-elle une république autonome par rapport à la France ? !
J’ai toujours déclaré l’interdépendance bien avant à l’indépendance. C’est mon statut d’écologiste. C’est-à-dire qu’un territoire, s’il considère qu’il est tout seul dans le néant du cosmos, c’est qu’il n’a rien compris. On est interdépendants en permanence. C’est une question philosophique qui nous emmènerait très loin, donc je ferme la parenthèse. Mais le simple fait d’avoir permis ce débat contradictoire, c’est une grande nouveauté. Carole Delga l’a reconnue : sans cela, sur le dossier Castres-Toulouse, ça aurait pu tourner à la Sivens*. À partir du moment où les gens se sentent respectés, où leur alternative – sérieuse, documentée avec de vrais bureaux d’études – est mise sur la table, les choses se passent bien. Après, c’est le débat démocratique. On voit qui tranche ; on fait avec la majorité sortie des urnes. Moi, je suis un démocrate. Mais on peut dire, je le sens, que cela peut changer assez fortement la relation entre le citoyen et le politique.
Le développement logique de cette expérience, ce serait de donner un pouvoir accru à cette assemblée, un pouvoir décisionnel, qui imposerait les sujets portés à la délibération du conseil régional ?
Déjà, dans mon vocabulaire, il n’y a jamais le mot imposer, parce que quand on impose, on est rarement en démocratie.
Qui déciderait…
Je préfère co-déciderait. On peut co-décider, co-concerter, on peut faire plein de choses… Mais je sais déjà que le législateur nous observe. Je sais qu’il y a d’autres régions qui sont intriguées, intéressées, parfois agacées par ce que nous sommes en train de faire. Et peut-être que le législateur global – dans 3, 5 ou 10 ans – lors d’une future étape de réforme territoriale, il se dira : « Tiens ! Et si on pensait davantage la démocratie des territoires ? Cette République des territoires chère à Carole Delga et à Gérard Onesta. Est-ce que ça marche sur le terrain ? Eh bien, oui. Il y a 158 élus, ça n’a pas coûté un kopek à part un déjeuner tous les six mois. Mais les élus sont venus avec leurs propres moyens, ils ne reçoivent pas de jetons de présence, ils ne sont pas remboursés de leur frais. Ils font ça parce qu’ils ont la fibre citoyenne ancrée au cœur… Eh bien, si on arrive à démontrer qu’à travers ça, des solidarités se sont mises en place, qu’une co-construction des politiques régionales s’est mise en place avec ce nouveau prisme, et que ça vaut peut-être le coup de réinventer la République à travers ça, alors on aura pas trop mal travaillé.
* G. Onesta fait référence à la manifestation contre la construction du barrage de Sivens, dans le Tarn, au cours de laquelle un militant écologiste, Rémi Fraisse, fut tué par une grenade lancée par un policier.