Si Laurent Petit n’est pas joignable au téléphone, c’est sur le répondeur de Jean-Pierre Rafarin, ancien Premier ministre, que vous serez invité à laisser un message ! Effet de surprise et éclat de rire garantis, donc, dès les premiers instants passés en cette pseudo-compagnie. Cofondateur de l’ANPU, agence nationale de psychanalyse urbaine, l’ancien clown de supermarché Laurent Petit, au passé furtif d’ingénieur, est devenu une référence des milieux de la scène et de l’urbanisme, deux domaines a priori incompatibles : « J’ai dû présenter les travaux de jeunes architectes qui passaient leur diplôme et pour les présenter de manière fantaisiste, j’ai prétendu être psychanalyste urbain. Et il se trouve que dans le public, il y avait énormément d’urbanistes et d’architectes qui se sont dit : “Ah, mais quelle bonne idée !“ » S’en est suivie la création de l’ANPU, en 2008, qui s’est fixée pour but de créer des « projets joyeux pour soigner les villes de leurs névroses ». Depuis, l’« urbaniste enchanteur » et son équipe ont allongé sur leur divan plus d’une centaine de villes et territoires patients, en France et à l’étranger, comme en attestent les 121 items de leur site internet qui ciblent leurs « études de cas » sur une mappemonde. Certaines villes plusieurs fois, comme Montpellier lors de trois ZAT (zone artistique temporaire) à l’occasion notamment de l’inauguration de la nouvelle mairie, en 2011.
Selon un protocole bien rodé, l’ANPU n’a en effet pas son pareil pour aborder les enjeux complexes des territoires en mutation et à les restituer sous l’angle de la farce. Avec une ambition mondiale puisque l’ANPU entend psychanalyser la planète entière. L’Agence affirme d’ailleurs avoir « quelques idées pour régler les problèmes au Proche-Orient »…

 

Cette saison, à l’invitation du théâtre Jérôme Savary de Villeneuve-lès-Maguelone (Hérault) et de la biennale Le temps de l’étang de la ville de Mèze, l’ANPU a passé une semaine autour de l’étang de Thau, du 4 au 9 novembre dernier, à la rencontre des élus, services d’urbanisme et d’environnement, associations… Elle reviendra du 10 au 14 février 2025 pour une seconde visite in situ dans le cadre de Rivages sensibles, un projet de résidences longues portées conjointement par les Villes de Mèze et de Villeneuve-lès-Maguelone pour prolonger l’aventure Montpellier 2028*. Car, ne vous y trompez pas, cette parascience urbaine ne s’en nourrit pas moins d’une véritable enquête de territoire. Outre « un éleveur d’oursins, une plus que tout, un moins que rien, un technicien de surface de réparation, un champion de France de décalcomanie, un collectionneur d’ennuis… », l’ANPU consulterait aussi la chambre de commerce et d’industrie, le Conseil régional, voire le commissariat de police.

 

La seconde phase de la prestation psychanalytique de l’Agence consistera à allonger littéralement la population sur des transats afin de la soumettre à un questionnaire. L’objectif : « questionner et réenchanter notre regard sur l’eau qui nous entoure ». Sur le marché, le 6 juin pour Villeneuve et le 8 juin pour Mèze, une équipe de blouses blanches siglée ANPU sondera les passants pour tenter de « détecter les névroses urbaines » du territoire. Alors que la question de la submersion marine est un enjeu crucial pour ces villes littorales, Villeneuvois et Mézois se verront détacher tout exprès « l’Agence Plouf, une branche de l’ANPU spécialisée dans l’habitat flottant », explique Gabriel Lucas de Leyssac, directeur artistique du théâtre Jérôme Savary. «J’ai vu Laurent Petit à Valence, sur des enjeux liés à Rhône et l’Ardèche où il était question de doter ces fleuves d’une personnalité juridique. Il est brillant ; c’est un très grand improvisateur »

Interview

Lorsque vous avez lancé l’ANPU, en 2008, c’était l’époque de l’émergence de la démocratie dite participative dont on parle moins maintenant, est-ce dans ce cadre-là que vous êtes sollicités ?
Non, rarement. Quand on interroge les gens avec les opérations divans, oui, c’est effectivement un grand moment de démocratie participative, en tout cas d’échange avec les habitants. Parce qu’ils se livrent ; les techniciens qui enfilent les blouses blanches sont souvent des gens de la municipalité du coin. Et ça, ça leur fait plaisir, énormément, parce qu’ils arrivent à dialoguer, mais pas dans une posture dominante, c’est-à-dire, pas sur une scène avec le public dessous. C’est le public qui se livre, et pas forcément dans des situations de colère ou de reproche. Et c’est un moment où souvent les habitants montrent l’espèce de tendresse qu’ils éprouvent pour leur ville.

Comment vont les villes que vous avez analysées, justement ?
Globalement, elles vont bien.

C’est rassurant !
Vous connaissez les Français comme moi, c’est un peuple très râleur, qui n’arrête pas de se plaindre. Mais si tu regardes comment les villes sont organisées, encadrées, structurées, c’est vraiment très maîtrisé. Et ce qui est touchant dans nos recherches, c’est qu’on est aux côtés de ce qu’on appelle le service public, tous ces gens qui travaillent pour la cause commune, pour que les citoyens vivent dans les meilleures conditions, qu’ils aient de belles routes, des beaux jardins publics, des écoles qui fonctionnent. Il y a un service public qui fonctionne super bien en France. Alors, évidemment, il y a des endroits où il manque de médecins, où ça va râler forcément. Il y a des défauts, mais globalement, c’est une réussite. Aujourd’hui, il y a la tendance populiste de dire que l’État, ça sert à rien, c’est trop de bureaucratie et qu’il faut tout foutre en l’air. C’est dur à entendre pour eux parce qu’il y a cette sorte de dévouement laïque qui est puissant, et ça, ça me touche beaucoup.

Les villes ont tout de même quelques « névroses » communes, des problématiques récurrentes…
Le problème de toutes les villes aujourd’hui, c’est une grave crise de logement. Soit ce sont des villes en perdition au fin fond de la campagne, où il y a plus un commerce dans le centre-ville, et là, on a du logement disponible, très vétuste d’ailleurs. C’est le cas de beaucoup de petites villes en France. Soit il y a les grandes métropoles qui marchent du feu de Dieu avec un problème d’étalement urbain. C’est à l’infini et de plus en plus. Il y a aussi la pression du Airbnb qui là, pour le coup, est une saloperie. Les résidences secondaires aussi font beaucoup de dégâts. Aujourd’hui, il y a 3 à 4 millions de résidences secondaires en France et un potentiel de logement pour 20 millions de personnes. Et ça sert une fois ou deux par an. Aujourd’hui, la névrose, c’est ça. Parce que ça fossilise les territoires. Sur le département de la Manche, dans des villes côtières, il y avait 80 % du parc immobilier qui était dédié en secondaire, un âge moyen de la population qui dépassait les 70 ans et un adjoint à la Jeunesse qui avait 80 ans.
C’est aussi les conséquences du baby-boom, qui est devenu un papy-boom et qui empêche les jeunes de s’installer. Ça crée une misère sociale, des problèmes…

Vos zones d’intervention portent souvent sur des enjeux délicats, pas très drôles et très techniques. Rire de ça, ce n’est pas forcément évident. À Villeneuve par exemple vous allez intervenir sur la submersion marine, le recul du trait de côte. Comment voyez-vous les choses ?
Si vous voulez, les tensions sont peut-être déjà là. Les gens sont plus anxieux, aujourd’hui, à cause aussi du réchauffement climatique et des événements climatiques qui vont se multiplier. Il y a quand même la fin du monde en perspective qui se faufile à l’horizon. C’est plus ou moins refoulé, plus ou moins assumé. Quand les gens assument vraiment la gravité de la situation, ils font une bonne dépression qui dure plusieurs mois, voire des années. C’est une nouvelle donne depuis quinze ans. Mais quand même, la société reste civile, civique, solide, grâce à ce service public auquel je rends hommage. C’est peut-être un peu démago, mais je suis toujours touché par la qualité du travail des assos et institutions.
On a commencé à s’intéresser au problème de la montée des eaux grâce au parc naturel de la Narbonnaise, en Méditerranée. Avec celui de la Camargue aussi. Donc, avec toutes ces zones côtières qui s’étalent sur ce territoire dédié au tourisme et ces maisons sur le front de mer, c’est un territoire menacé. Est-ce qu’il faut protéger ? Est-ce qu’il faut faire des investissements à hauteur de milliards d’euros pour défendre des résidences secondaires ? Ça pose des questions… Les assurances continuent à assurer, mais à un moment, elles vont arrêter. Sachant que ces biens-là sont rachetés quand même par des gens qui savent que ce sont des biens menacés, dans une logique d’immobilier suicidaire. C’est-à-dire qu’ils se foutent de les perdre parce qu’ils ont déjà trop d’argent, se foutent de leur héritier ou ne s’entendent plus avec leur famille.

Finalement, les enjeux sont tellement colossaux que faire appel à vos services est une façon de déminer le sujet ?
On est appelé pour ça, pour parler de ces problèmes dans la bonne humeur, parce que sinon, ça crée de la frustration et que c’est parfois tendu.
Propos recueillis le 19 novembre 2024

Légendes :

1 – Laurent Petit psychanalyse le monde

2 – L’une des psychanalystes de l’ANPU en plein travail.

3 – À l’issue de la psychanalyse urbaine d’un territoire, l’ANPU formule ses préconisations : « La baie noire d’Alger la blanche, une solution face à la montée des eaux. Inspirée d’un projet imaginé au XIXe siècle, la baignoire d’Alger va permettre de juguler la montée des eaux tout en luttant contre la désertification ».

4 – Parmi les préconisations de l’ANPU : « La ville planante. Et pourquoi ne pas envisager des mètres cubes pour remplacer les mètres carrés ? »