Si Jean-Claude Carrière était un monument historique – architectural s’entend, car c’en est un, indéniablement – il serait à coup sûr le Sphinx de Gizeh. Écrivain, scénariste, dramaturge, acteur… il est un « monstre sacré » de la culture française, au point que la formule semble avoir été inventée pour lui. Né en 1931 à Colombière-sur-Orb, son aura a franchi outre les océans, les générations, et éclairera longtemps celles à venir.
Du Sphinx de Gizeh, Jean-Claude Carrière a d’abord la dimension mythologique. Conteur avant tout, il a prospecté les textes d’à peu près toutes les civilisations. En témoigne son adaptation théâtrale du Mahabharata, de manière emblématique. Par son caractère monumental, l’œuvre donne en effet à elle seule une idée de celle immense du maître. Créée aux carrières de Boulbon en 1985 par son ami Peter Brook, la pièce qui dure neuf heures reste un événement historique du festival d’Avignon et du théâtre en général. Le texte original, sacré, conte l’épopée sanskrite de la mythologie hindoue considérée comme le plus long poème jamais composé ; il transcrit en dix-huit livres la saga des guerriers bharatas d’avant l’ère chrétienne. Certes, cette histoire de l’Inde n’est pas celle de l’Égypte, mais elle lui est contemporaine (-2200).
Et c’est bien la ville du Caire que cite en premier Jean-Claude Carrière lorsque, interrogé par le journaliste Denis Cheissoux (France Inter, 04/08/14), l’écrivain décrit sa curiosité d’enfant. À l’abri des montagnes rocailleuses qui cernent Colombière-sur-Orb, il n’a « aucune vision du monde extérieur », explique-t-il. Le seul écran qui se dresse devant ses yeux est celui formé des massifs de l’Espinouse, du Caroux et de la montagne Noire. « Les premières images que j’ai eues, c’était les albums de Tintin et Milou. Et dans Tintin et Milou, ce que nous recherchions, c’était les dessins d’Hergé représentant le Caire, par exemple. »
Palme d’Or et Oscar
Jean-Claude Carrière franchit durablement son horizon natal lorsque ses parents ouvrent un café en région parisienne. Licence de lettres et maîtrise d’histoire en poche, il quitte la vie d’étudiant pour se consacrer à la lecture, au dessin et à l’écriture. À 26 ans, alors que vient de sortir son premier roman, Lézard, chez Robert Laffont (1957), il rencontre Jacques Tati et Pierre Étaix et se voit confier la novélisation de deux films cultes du premier, Les Vacances de M. Hulot et Mon Oncle. Pierre Étaix, qui illustre les deux romans, accompagne alors Jean-Claude Carrière pour ses premiers pas cinématographiques en tant que scénariste. Puis vint la rencontre avec Luis Buñuel. Avec ce maître du surréalisme, il collabore près de vingt ans (Belle de jour, La Voie lactée, Le Charme discret de la bourgeoisie, Cet obscur objet du désir…). Polygraphe, Jean-Claude Carrière continue à publier des récits, essais, dictionnaires, traductions…, œuvre parallèlement pour le théâtre avec André Barsacq, Jean-Louis Barreault et Peter Brook, donc, et pour le cinéma. Retranscrire ici l’interminable liste bibliographique et filmographique qui s’ensuit est impossible. La ressource narrative de Carrière semble intarissable. Quelques films cependant parmi les plus marquants : Yoyo (Pierre Étaix), La Piscine (Jacques Deray), Le Tambour (Volker Schlöndorff), Sauve qui peut la vie (Jean-Luc Godard), Le Retour de Martin Guerre (Daniel Vigne), Danton (Andrzej Wajda), L’Insoutenable Légèreté de l’être (Philip Kaufman), Valmont (Milos Forman), Milou en mai (Louis Malle), Cyrano de Bergerac (Jean-Paul Rappeneau), La Controverse de Valladolid (pour la TV, Jean-Daniel Verhaeghe)…
Bilan, s’il on peut dire : une Palme d’or à Cannes, plusieurs Oscars à Hollywood dont l’Oscar d’honneur 2015 pour l’ensemble de son œuvre, qui semble loin de s’achever. Et ce ne sont que ses distinctions les plus notoires.
Chants d’amour
Tête d’homme corps de lion, le Sphinx de Gizeh qui sied à l’avant de la grande carrière et dont proviennent la plupart des blocs de la pyramide, inspire respect et admiration. Jean-Claude Carrière n’inspire rien d’autre. Fin et alerte malgré ses 80 ans passés, il paraît un roc composé des pierres qui jalonnent son parcours, comme son nom le suggère. De celles des murets en pierres sèches qui dessinent encore le paysage de son enfance. Elles sont telles les livres qu’il a lus, écrits et suscités, et forment comme une bibliothèque minérale fréquentée de Lézard, bien sûr, et de plus de soixante titres. Un tiers environ sont des ouvrages collectifs. On y croise les signatures illustres déjà citées, ainsi que celles d’Umberto Eco, du dalaï-lama et de Nahal Tajadod, sa femme. Avec l’écrivaine d’origine iranienne, ils ont traduit les Chants d’amour de Rûmi ; une collaboration intime qui a donné naissance à leur fille, Kiara. Elle est née alors que Carrière a 71 ans, et après qu’il est devenu deux fois grand-père grâce à Iris, sa première fille.
La famille partage désormais la maison familiale de Colombière pour les vacances. Un refuge au cœur de l’écrivain. Dans Le Vin bourru, paru en 2000, il raconte ses souvenirs d’enfant non sans perplexité, peinant à se résigner aux bouleversements qui peu à peu en effacent les repères. Au passage du siècle, il a voulu en témoigner, constatant l’inexorable érosion des murets et de ces savoir-faire patrimoniaux qui sombrent dans l’oubli.
« Nous sommes notre seul ennemi »
Jean-Claude Carrière séjourne régulièrement dans l’Hérault. Ici, aux Chapiteaux du livre de Béziers, là, à la médiathèque Jean-Jacques Rousseau de Montpellier. Par sa fonction de président du Printemps des Comédiens de Montpellier, il inspire parfois à son directeur la programmation de quelques spectacles, comme en 2013 Green Porno. La comédienne Isabella Rosellini s’amusait des amours animales sur un texte coécrit avec Carrière. L’auteur du livre Le mot et la chose et de films sur la biologie animale pour la télévision cultive, en effet, sur ces sujets un rire d’expert !
Politesse du désespoir ? Car sur les questions de biodiversité, d’écologie, sa vision est en réalité moins drôle : « Nous sommes notre seul ennemi, nous le savons bien, et cet ennemi croît en nombre. Mon pessimisme – pour les cinquante ans qui viennent – naît de là », se confiait-il en novembre 2014 lors de la rédaction de ces lignes. Dans Le Vin Bourru, un chapitre entier est consacré aux déchets.
Le théâtre du domaine d’O, où se déroule le Printemps de Comédiens, s’appelle désormais Jean-Claude Carrière. Son « architecture durable » a reçu le 1er prix national de la construction bois 2014. Mais pour beaucoup, les monolithes millénaires qui surgissent çà et là des Hauts cantons héraultais, et que Carrière aime pointer en chemin à ses proches, figurent peut-être mieux encore l’œuvre du maître : chaque pièce est un monument au défi du temps.
Légende photo : Carrière, une rue ou un chemin de troupeau en occitan (carrièra), Un itinéraire hors norme en tout cas, parmi les plus grands noms du cinéma et de la littérature.
Ici, lors de l’inauguration du théâtre qui porte son nom, au domaine d’O de Montpellier, en septembre 2013… rue de la carrierasse. Le nom de son architecte ? Cervantes !