On n’a pas le choix. » Fanny Pagès est à la barre de L’Astrada, à Marciac dans le Gers. À la barre, comme un « capitaine de bateau » pris dans une turbulence qui dure et ne semble pas s’essouffler : « C’est ma responsabilité, en qualité de directrice d’une scène conventionnée et d’un établissement public de coopération culturelle… Il faut y aller, trouver des solutions, tenir le fil du désir, faire sens, tandis que l’incertitude grandit et les perspectives rapetissent, nourries par la succession de modalités discontinues et de choix politiques très durs et très regrettables, purement économiques et rationnels. »

Invisible jusqu’à nouvel ordre
À l’instar de ses pairs du théâtre, de la musique ou des arts circassiens, Fanny Pagès a décidé d’annuler les représentations publiques de cet espace, le premier en France dédié au jazz, et de les reporter la saison prochaine, « au minimum ». La place risque de manquer, en effet, pour préserver ce qui continue d’être travaillé. Car le travail continue, malgré le yoyo réglementaire que le président de la République et le Conseil de défense sanitaire adossent à l’évolution de la situation sanitaire : deux confinements et deux couvre-feux, auxquels s’ajoute la décision de fermer, jusqu’à nouvel ordre, tous les lieux culturels sans exception.

En mission malgré tout
Le spectacle vivant conventionné continue d’assurer ses missions de service public de la culture cependant : la création, l’éducation artistique et culturelle. « Portes closes, nous poursuivons les actions culturelles dans les établissements scolaires », témoigne l’équipe toulousaine du Théâtre Garonne en évoquant des ateliers d’écriture créative, conduits dans le cadre du programme Langues Exils Déplacements soutenu par la Drac Occitanie et la préfecture haut-garonnaise. Au lycée Déodat-de-Séverac par exemple, des lycéens primo-arrivants se sont lancés dans l’aventure autour du spectacle Le dur désir de durer de Dromesko. S’ils n’ont pas pu assister à la représentation comme cela était prévu, ils ont travaillé à partir d’une captation et de photogrammes.

Palliatifs essentiels
L’engagement est général, pris à l’unanimité au-devant des artistes et des compagnies également. Garonne, Sorano, Cité à Toulouse, Archipel à Perpignan, Jean-Vilar, Domaine d’O et 13 vents à Montpellier, Molière à Sète continuent d’accueillir des résidences en attendant l’embellie. Les répétitions ont cours. Les créations s’écrivent. Les cachets sont honorés lorsque le report ou l’annulation s’imposent. Question de solidarité, mais pas que. « Il le faut, explique Fanny Pagès. Tous les jours on essaie de créer une histoire qui donne une continuité à toutes ces expériences esthétiques, de donner des perspectives. Le rebond de vie est là. » Le spectacle vivant perd de son sens lorsqu’il devient invisible. Il ne perd pas son essentiel : inventer pour créer une rencontre, provoquer une émotion, regarder le présent ensemble pour proposer une vision d’avenir à la société. Adaptation et transformation marchent à plein régime et prennent des directions nouvelles, numériques notamment.

Du désir contre tout
Si le public ne vient plus à lui par la porte, il vient au public par les fenêtres des chaînes Youtube, des live streaming, des feuilletons radiophoniques, des capsules et des séries vidéo. Au Théâtre de la Cité à Toulouse, artistes et techniciens poursuivent activement leur travail en salle.
Afin que les spectateurs privés de représentations puissent découvrir son spectacle Insoutenables longues étreintes, initialement programmé en janvier dans la ville rose, Galin Stoev propose de montrer l’œuvre théâtrale par un objet digital inédit, pensé pour des spectateurs derrière leurs écrans : six épisodes de 15 minutes, que le directeur du Centre dramatique national Toulouse Occitanie a tournés cet hiver avec les étudiants de l’École nationale supérieure d’audiovisuel (ENSAV).

S’ouvrir à l’impossible
« Dans ce moment d’incertitude quant à la date de nos retrouvailles, on se demande comment préserver le lien, entretenir la curiosité et surmonter la tristesse de cette séparation et de cet isolement, déclare Galin Stoev. J’ai voulu aller encore plus loin que la recherche d’une simple solution palliative, en se questionnant sur la façon de créer et de faire vivre une œuvre théâtrale dans des conditions exceptionnelles comme celles d’aujourd’hui. » Le spectacle vivant crie son désir, conscient que la réouverture de ses espaces ne sera pas annoncée à court terme mais sans fatalisme. Ses acteurs préparent le moment où les trois coups annonceront à nouveau le lever de rideau, tandis que l’incompréhension et la colère frappent à la porte du ministère de la Culture ; dans le cadre des réunions régulières qui sont organisées rue de Valois à Paris, dans la rue qui accueille leurs revendications, comme ce fut le cas à deux reprises à Montpellier le 12 décembre et le 16 janvier notamment.

Enfermé mais vivant
« Il va falloir tenir le fil du désir, conclut Fanny Pagès. On est très, très loin de retrouver une situation normale, même si on entend l’annonce d’une vaccination de tous les Français adultes d’ici à l’été. Le plus difficile, ce n’est pas de créer de nouveaux usages à la diffusion du spectacle vivant, même si les outils numériques ne remplaceront jamais l’impromptu d’une rencontre sur un plateau. Le plus difficile, ce n’est pas d’inventer de nouvelles relations avec le public. Le plus difficile, ce n’est pas de trouver l’énergie de rebondir. Le plus difficile, c’est de faire face aux décisions décevantes de notre gouvernement que je continue à considérer injustes. » Tandis que l’économie du secteur voit prolonger et élargir les mesures de soutien à ses activités (lire l’encadré), les acteurs du spectacle vivant poursuivent une itinérance créatrice entre risque et promesse comme autant de coups de grâce. Malgré tout, contre tout aussi.