Dans Culture et métropole, une trajectoire montpelliéraine, ouvrage rédigé avec son collègue Philippe Teillet (Sciences-po Grenoble), Emmanuel Négrier décrit la métropole montpelliéraine comme une grosse machine encore largement focalisée sur les grandes institutions et la recherche des labels. Une politique culturelle de l’« offre » aujourd’hui confrontée à la montée en puissance de la place des publics, de la notion de « droits culturels » et des investissements privés dans la culture. Emmanuel Négrier détaille pour artdeville quelques éléments clés.

Vous observez que Montpellier est l’une des métropoles françaises les plus investies dans la culture. Pourquoi ?
Pour des raisons relevant à la fois de la stratégie territoriale et de la politique elle-même. D’abord, la culture a été considérée par Georges Frêche [ancien maire de la ville – NDLR] et par son entourage comme le point à partir duquel Montpellier pouvait se distinguer dans l’offre métropolitaine, considérée à l’époque comme concurrentielle. Montpellier n’avait pas d’industrie et n’était pas particulièrement bien reliée sur le plan des réseaux de transports. C’est une ville universitaire, de fonctionnaires. Dans les années 1960-1970, l’offre culturelle n’était pas inexistante, mais elle était très largement sous-développée. Notamment par rapport à des villes comme Grenoble, Rennes ou encore Le Havre où se trouvaient des Maisons de la Culture. Georges Frêche et ses collaborateurs se sont dit que la culture pouvait devenir le levier d’identification, de rayonnement et de développement pour faire de Montpellier une capitale attractive. C’est une stratégie que j’ai qualifiée de « néo-keynésienne » : on investit publiquement, dans la culture en particulier, et l’on en récoltera ensuite les retombées. Cette stratégie a vite été portée par l’intercommunalité. En 2004, Georges Frêche est devenu président de Région et fut atteint pas la règle de non-cumul des mandats. Il a dû lâcher sa place de maire tout en conservant la présidence de la communauté d’Agglomération. Il a alors transféré de nouvelles compétences de la Ville vers l’Agglomération, car il maîtrisait cette dernière.

Vous écrivez qu’une métropole doit « cocher toutes les cases » pour répondre aux différentes demandes des publics. Est-ce le cas de Montpellier ?
Oui. Mais Montpellier a atteint cet objectif au moment où il ne s’agit peut-être plus de cocher des cases. C’est l’ironie de l’histoire. La politique culturelle montpelliéraine s’inscrit toujours dans un référentiel « frêchien ». Avec la présence de grosses machines culturelles, la recherche des labels, des festivals internationaux… Et l’on sent bien que le MoCo, établissement public de coopération culturelle dédié à l’art contemporain, était, d’une certaine manière, la dernière case que Montpellier devait cocher dans cette logique de l’offre. Aujourd’hui, la Ville peut témoigner d’une forme d’excellence dans presque tous les secteurs de la culture. Mais l’excellence n’est justement plus le paradigme unique des politiques culturelles métropolitaines. La place des publics compte aussi désormais beaucoup, avec les notions de « démocratie » et de « droits » culturels. D’autres acteurs se fondent sur des logiques d’économie créative. Par ailleurs, une métropole culturelle n’est pas qu’une réunion de communes concernées par le sujet. Si l’on a créé des métropoles, c’est aussi pour en faire des leviers territoriaux plus généraux. Une métropole dispose d’équipements culturels qui sont très souvent cofinancés par le Département, la Région, l’État, l’Union européenne, des mécènes… Et ces équipements culturels ne doivent pas seulement accueillir les citoyens de la ville centre et des communes membres de la métropole. C’est un sujet que nous développons dans le livre lorsque nous parlons de « l’interterritorialité ».

Cette logique d’interterritorialité consiste à capter des publics venant de l’extérieur de la métropole ?
Oui, selon une logique de démocratisation de la culture. Cela peut aussi passer par le fait d’amener les opérateurs métropolitains à proposer des événements et des objets culturels en dehors de leurs frontières. Mais il peut également s’agir de produire des projets culturels avec des acteurs non issus de la métropole. Montpellier, Lodève, Gignac, Sète, Alès, Nîmes… Nous avons là un grand arc de coopération en matière de culture qui est très massivement inexploré. Alors même que l’on peut penser que c’est l’avenir de la métropole, que sa vocation se joue là.

Comment l’émergence des publics et la fin de la toute-puissance de l’offre se traduisent-elles à Montpellier ?
Cela se traduit notamment par l’apparition de nouveaux lieux et de nouvelles formules coopératives ou d’initiatives citoyennes plus ou moins légales comme les squats. La Halle Tropisme incarne bien l’hybridation des phénomènes culturels autour de l’innovation, du coopérativisme, des initiatives locales, de petits éléments festifs et conviviaux qui n’ont pas forcément à voir avec la « grande culture ». Mais une chorégraphe reconnue comme Mathilde Monnier, ancienne directrice du Centre chorégraphique national de Montpellier, Centre national de la danse de Montpellier, s’y est aussi installée en résidence avec sa compagnie. La Halle Tropisme n’est donc pas une structure qui néglige la création artistique. Cependant, cette dernière est réinsérée dans un propos, dans une problématique urbaine un peu différente de celles que défendent les grandes institutions. D’ailleurs, les financements de la Halle ne viennent pas des enveloppes culturelles métropolitaines, mais des fonds de développement économique et de développement urbain, via la société d’économie mixte de développement et d’aménagement de la Ville de Montpellier (SERM – Société d’Équipement de la région montpelliéraine). La sortie de la logique de l’offre est également représentée par le rôle que commence à jouer le secteur privé lucratif, notamment par l’intermédiaire d’actions de mécénat individuel. Ce deuxième gisement de disruption par rapport au modèle institutionnel classique des politiques culturelles est relativement nouveau à Montpellier. Citons par exemple La Serre, galerie d’art qui se trouve dans l’Arbre blanc, l’une des « folies » architecturales montpelliéraines. Ce projet est financé par Gilbert Ganivenq, qui a fait fortune dans l’hôtellerie de plein air.

Les rapports entre Philippe Saurel et Carole Delga ont été tendus. L’élection du socialiste Michaël Delafosse à la mairie de Montpellier a-t-elle réamorcé une coopération entre la capitale de l’Hérault et la Région Occitanie en matière culturelle ?
Le mandat de Philippe Saurel a d’abord été marqué par une demande de transfert de compétences particulièrement hostile de la part de la Métropole vis-à-vis des équipements gérés par le Département de l’Hérault sur le territoire métropolitain. Philippe Saurel a exigé toutes les compétences qui lui étaient possibles d’exiger et notamment la culture. Il désirait absolument la culture parce qu’il voulait le Domaine d’O*. Finalement la métropole a hérité de la partie spectacle vivant du Domaine d’O mais sa partie « patrimoine » est restée entre les mains du conseil départemental. À cette conflictualité avec le Département s’est ajoutée une conflictualité avec la Région. Parce que Philippe Saurel a été candidat aux élections régionales de 2015. Mais surtout parce qu’il s’est très rapidement mis à dos la politique culturelle de la Région Occitanie. Notamment à cause du dossier du budget de l’Orchestre opéra national de Montpellier. Ce mandat a donc été marqué par des conflits interniveaux. Or, la politique culturelle d’une métropole qui se développe sans les autres niveaux est condamnée à la faiblesse. Michaël Delafosse est issu du conseil départemental de l’Hérault. On peut aujourd’hui envisager des rapports beaucoup plus favorables entre la Métropole et le Département. Et pourquoi pas une gestion conjointe du Domaine d’O ? De même, la Métropole pourrait désormais ne plus constituer un adversaire de la politique culturelle régionale, mais l’un de ses leviers. Et il y a de quoi ! Car c’est bien dans les villes que l’on trouve les plus grands moteurs des politiques culturelles de la région. Cette dernière n’a pas vocation à gérer des lieux. Son action repose donc souvent sur un soutien à des établissements municipaux ou intercommunaux.

La culture n’a cependant pas été au centre des municipales de 2020. Qu’en est-il des futures élections régionales, alors que le secteur est très affecté par la crise sanitaire ?
Les démagogues pourraient se saisir de ce sujet pour déplorer – ou feindre de déplorer – les limites de l’action régionale concernant la culture. Limites que l’on connaît. Car, en matière de politiques territoriales, les régions françaises n’ont pas le poids des régions espagnoles, des länder allemands ou même des régions italiennes. En France, l’État est encore en train de retenir le pouvoir régional. Mais je ne pense pas que la culture fasse l’objet d’une intense campagne électorale. Parce que cette thématique a du mal à produire de la controverse. Or, les campagnes électorales sont de grosses machines à produire de la controverse qui permettent à des camps de s’identifier, de se coaliser et aux électeurs de se repérer, de se positionner « pour ou contre ». Qui va attaquer sur pièce le dernier mandat régional en matière de culture ? Sans doute pas grand monde. n

* Site culturel au nord de Montpellier doté principalement d’un amphithéâtre de 1 800 places et d’un théâtre de 600 à 1 200 places. Entouré d’un magnifique parc de 3 hectares, le Domaine d’O produit et accueille huit festivals, notamment le Printemps des comédiens, tout en proposant sa propre programmation.

 

Légende photos :

Emmanuel Négrier, au Centre chorégraphique national, situé à deux pas du CEPEL, où il travaille. L’universitaire a trouvé excellente l’idée de s’y rendre, et pas seulement pour cette séance photo. Il a pu également échanger avec les manifestants qui occupent le lieu.
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