Tisser l’imaginaire, au musée de Lodève jusqu’au 9 mars 2025, s’est fixée pour thème le réenchantement des contes, fables et autres visions de l’esprit, sous la forme d’une belle exposition de tapisseries murales. Comme pour interpeller le visiteur dans sa déambulation parmi les salles, cependant, un unique tapis se distingue par un dégradé bleu étonnant. Indirectement, il rappelle l’existence non loin de la Manufacture nationale de la savonnerie dont on fête les 60 ans et dont il est l’un des chefs-d’œuvre contemporains.

Une grande fierté
Le prestigieux atelier de tapis du Mobilier national qu’est la Manufacture pourrait cependant rester ignoré des passants sans un petit panneau indicateur. Coincé par l’autoroute au nord et masqué par le dédale commercial de cette entrée de ville au sud, son bâtiment est invisible depuis la rue principale en contrebas ; une implantation à l’écart du centre-ville qui témoigne à sa manière d’un passé qui reste encore difficile à assumer, aujourd’hui. Anciennement impasse des liciers mais récemment rebaptisée allée des licières sous l’impulsion de l’élue locale Fadelha Benamar-Koly, la modeste voie qui monte jusqu’à la Manufacture nationale de la savonnerie rend désormais un meilleur hommage aux femmes de harkis, ces anciens soutiens de l’armée française que la guerre a malmenés. Après la guerre d’Algérie, ce sont elles qui ont œuvré à la création de cet établissement du ministère de la Culture à Lodève. Une grande fierté pour Fadelha Benamar-Koly, vice-présidente de la communauté de communes déléguée au tourisme et au musée, également conseillère régionale, qui déplore que ces femmes aient été si longtemps « invisibilisées ».

Pour célébrer l’évènement de 60 ans de la Manufacture, l’association Mémoire Méditerranée, dont Fadelha Benamar-Koly est membre actif, a organisé cet automne 2024 Les courageuses, une série de conférences, expositions, projections, lectures et concerts. De Lodève à Paris en passant par Rivesaltes, Montpellier et Béziers, ce fut l’occasion de valoriser le travail exceptionnel de ces licières qui, dans le contexte douloureux de l’époque, ont contribué à revitaliser la ville. « Plus largement, précise Fadelha Benammar-Koly, ce fut l’occasion de parler l’exil, notamment pour les femmes, avec la présence d’artistes d’origine libanaise, marocaine ou éthiopienne en montrant comment ces différentes histoires entrent en résonance avec celle des femmes harkis de Lodève. »

Une main-d’œuvre bon marché
L’atelier de tapis fut créé à l’origine « pour favoriser l’insertion de femmes françaises d’origine nord-africaine ayant quitté l’Algérie après l’Indépendance », dit aujourd’hui le site du Mobilier national, dans une version idéalisée de l’histoire.  C’est faux. « Lors de l’indépendance de l’Algérie, les Harkis et leurs familles ont perdu la nationalité française », rectifie le site harkis.gouv.fr. Elles étaient considérées comme réfugiées avec les « incontestables souffrances » qui vont avec, poursuit le site gouvernemental. Par ailleurs, « au départ, il s’agit avant tout d’un projet économique », rappelle Mme Benammar-Koly. « En Algérie, à Tlemcen, des actionnaires d’une fabrique de tapis voulaient rapatrier leurs intérêts en France », confirme l’historien lodévois Bernard Derrieu. Un dessein qui rencontre celui du maire de Lodève de l’époque, Paul Coste-Floret, neuf fois ministre et membre du Conseil constitutionnel. Il cherche à trouver une issue après la fermeture, en 1960, de la dernière manufacture de draps de sa ville, qui se dépeuple, et a le bras long. Grâce à l’aide du préfet de l’Hérault Yves Pérony, l’idée vient à Paul Coste-Floret de contacter les représentants de cette fabrique de tapis qu’ils ont pu connaître lorsqu’ils étaient l’un et l’autre en poste en Algérie. Selon Jean-Paul Vitalis, fils du chef d’atelier qui sera recruté pour monter l’atelier précurseur de la future manufacture, Paul Coste-Floret se rapproche alors de l’un des actionnaires en question, Raoul d’Isidoro, qui dirigeait la Carpet nord-africaine de Tlemcen 1). « Cette fabrique a créé des tapis pour le paquebot France », atteste à artdeville Jean-Paul Vitalis. Ce que confirme M. Derrieu : « La société produit à la commande des tapis de haute laine pour des hôtels de la Côte d’Azur, des villas de Californie, pour le Georges V (Paris), […] et la demeure de quelques stars hollywoodiennes », écrit-il dans un recueil sur l’histoire de la Manufacture. Mais Raoul d’Isidoro s’installe finalement à Paris ; l’idée de faire prospérer une société privée à Lodève semble ne pas l’avoir convaincu.
À moins d’avoir recours à une main-d’œuvre bon marché ? Entre 20 000 et 40 000 familles de Harkis sont parvenues à trouver refuge en France métropolitaine pour fuir les représailles qu’elles subissent au lendemain des accords d’Évian. Depuis, nombre d’entre elles sont retenues dans des conditions épouvantables entre les barbelés des camps de Rivesaltes (P-O), Saint-Maurice-d’Ardoise (Gard) ou du Larzac (Aveyron), notamment. « La demande des autorités Françaises est de les sortir des camps militaires » contextualise M. Derrieu. La décision est prise. Embauché durant l’été 1963, Octave Vitalis, père de Jean-Paul, recrute les tisserandes qu’il aurait pu diriger en Algérie. Un atelier est provisoirement installé au château de Lastours, à proximité de Saint-Maurice-d’Ardoise qui compte un contingent important de volontaires.

Conditions carcérales
C’est en septembre 1964 que 60 licières très expérimentées, pour certaines, arrivent à Lodève avec maris et enfants. Les familles sont logées dans la cité construite par la Sonacotra sur un terrain de la SNCF cédé à la Ville. En main d’œuvre tout aussi providentielle, les hommes sont employés comme forestiers alors que jusqu’ici les autorités locales peinaient à financer le bûcheronnage nécessaire à la prévention des incendies. « L’usine », comme les licières l’appelle alors, est installée à deux pas, sur l’emplacement de l’actuelle Manufacture, dans d’anciens préfabriqués militaires rapatriés d’Indochine. Il y fait très froid l’hiver et très chaud l’été. Vivant en quasi autarcie, hors de la Ville, la communauté tente de s’épanouir malgré tout : « Les femmes de l’atelier étaient contentes, mais il fallait de l’endurance. Le rendement était assez élevé » témoigne Habiba Kechout, pour France 24, qui a passé 33 ans à la Manufacture et dont la mère fut l’une des premières liciéres. « A Rivesaltes, on était prisonnier, il y avait des barbelés partout. On n’avait pas le droit de quitter le camps » se souvient-elle malgré tout. Après 9 mois de ces conditions carcérales, l’arrivée à Lodève n’est pourtant pas un soulagement : « pour mon père, c’était une déception. [En Algérie,] on habitait en ville, et là, on se retrouve parqués dans ces HLM loin de la ville ; c’était un enfermement. C’était presque interdit que les gens viennent. »

Artistes licières
En1965, le ministère de l’intérieur après celui des armées se désengage. Aucune solution privée ne s’avérant possible ; l’atelier est en difficulté. Le sujet remonte au ministre de la culture André Malraux qui missionne le directeur du Mobilier national pour étudier une solution. Et ça marche, le talent est là. L’atelier passe alors sous la tutelle du ministère de la culture en 1966 ; tout change, ou presque. Malgré des conditions de travail encore très difficiles, ces femmes acquiert le statut d’artistes licières, fonctionnaires d’État. 20 ans plus tard, un nouveau bâtiment à l’architecture soignée est construit en lieu et place, dont les jardins sont aujourd’hui en cours de restauration.
Fin novembre 2024, une consultation internationale auprès d’équipes d’architectes, urbanistes, paysagistes vient d’être lancée par la Ville de Lodève dans le cadre du programme Quartiers de demain, porté par l’État et l’Europe. Les 3 équipes sélectionnées plancheront pendant 8 mois sur des projets expérimentaux d’aménagement, démonstrateurs de la transition socio-écologique sur le périmètre du centre ancien et des berges des deux rivières traversant la ville. La manufacture nationale de la Savonnerie reste malheureusement en lisière du périmètre d’action de ce projet. Les équipes conceptrices de cette ville de demain élargiront-elles spontanément leur réflexion ? Elles auront peut-être à cœur de fonder la nouvelle urbanité de la Ville grâce à ses pages les plus remarquables, désormais mieux connues. Qui sait ?
(1) www.entreprises-coloniales.fr/algerie

Visite avec Anne Gautier, directrice

La savonnerie réalise des tapis reproduisant toujours des œuvres contemporaines précise Anne Gauthier, directrice de la Savonnerie, contrairement à ce que l’on pourrait penser vu ses origines historiques. La Savonnerie utilise la technique du point noué, importé de Turquie sous Henri IV, permettant de tisser des tapis veloutés. Les premières liceuses, les femmes de harkis utilisaient bien sûr le point noué avec des pratiques différentes, appelé point compté. Anne Gauthier nous explique qu’ à la savonnerie les liceuses compose à partir d’un « carton » qui est une adaptation de l’œuvre à reproduire sur les lices. Cela leur permet de la visualiser pour tisser les motifs et les couleurs directement sans compter. La technique demande plus de réflexion et de créativité et le travail est plus long. Cinq œuvres sont en cours de réalisation. La prochaine « tombée de métier » qui devrait avoir lieu au mois de janvier prochain est l’œuvre de Stéphane Calais. Cette œuvre aura nécessité cinq ans de travail pour deux liceuses, dont un an de préparation en lien avec l’artiste : recherche de couleur, choix des fils etc. La première étape démarre par la « commission de carton ». La Savonnerie Lodève compte aujourd’hui 12 agents dont 10 licières.
Depuis la rentrée 2024, un CAP des arts textiles du mobilier national a ouvert à Lodève, au lycée Joseph Vallot et à l’atelier de la manufacture.

Des tapis d’excellence

La manufacture de la savonnerie existe à Paris depuis le XVIIe siècle et fait partie du Mobilier national depuis 1937. Tout comme les manufactures des gobelins et de Beauvais voués à la tapisserie, elle a pour vocation la confection et la restauration des tapis qui meubleront les bâtiments officiels de la République en France et à l’étranger. La manufacture de Lodève a rejoint le mobilier national en 1966. et l’initiale « L », comme Lodève, signe depuis tous les tapis qu’elle conçoit. Le Mobilier national rattaché au ministère de la culture est l’un des membres fondateur du Campus d’excellence des métiers d’art et du design, Paris Gobelin, lancé en 2020.

Légendes :

1- À l’origine de la création de la Manufacture nationale de la savonnerie, en 1964, 60 femmes de Harkis. © DR

2, 3, 4 – La savonnerie de Lodève compte aujourd’hui 12 agents dont 10 licières.

5 – Fadelha Benamar-Koly, élue de Lodève, a joué un rôle déterminant pour que soit mieux connue l’histoire des femmes de Harkis, qui ont créé la manufacture.