Nathalie Garraud et Olivier Saccomano ont invité 11 de leurs consœurs et confrères, directrices et directeurs de théâtre du territoire autour de Montpellier, pour reprogrammer enfin ensemble une vingtaine de spectacles d’artistes méditerranéens. Des rencontres et des ateliers complètent cet événement dans différents lieux de Montpellier, Sète ou Castelnau-le-lez. À l’affiche, du théâtre bien sûr, avec en ouverture le deuxième volet d’une création d’Angélica Liddell, Una Costilla sobre la mesa : Madre, très attendu. Des performances, de la musique, de la danse, du cirque… et aussi une résidence de recherche, Pérou – chantier naval, visant à faire inscrire l’acte d’hospitalité au patrimoine immatériel de l’humanité. Dans l’air du temps, ce regard avisé, collectif, et protéiforme sur les arts de la scène contemporaine méditerranéenne ne peut s’avérer que salutaire. Immanquable, donc.
Interview
Pourquoi ce focus sur la Méditerranée, maintenant ?
Nathalie Garraud : On a le sentiment qu’il s’agit d’une espèce de territoire géographique et imaginaire, pas réductible. Ce n’est pas un continent, c’est le pourtour d’une mer, qu’il y a dans ce territoire-là, à échelle réduite, une exacerbation de contradictions, de conflits, de questions qui se posent. Les langues, les pratiques, les religions sont y nombreuses ; il y a des écarts immenses alors les distances ne le sont pas. Du point de vue de l’art et du théâtre, c’est assez intéressant.
Olivier Saccomano : Oui… Ce n’est pas une entité politique constituée, mais…
Ni une identité ? La question est dans l‘air du temps.
OS : Non, mais il y a quand même quelque chose qui se partage. Platon, je crois, comparait la Méditerranée à une flaque, avec des grenouilles autour ! Cette réduction des échelles fait qu’il y a partage. D’une certaine lumière, d’une certaine existence…
N’y partage-t-on pas surtout des conflits ?
NG : Oui, mais on les a partagés dans une histoire très très longue, complexe, mouvementée. Elle n’est pas ressente. C’est une histoire de conflits mais pas seulement.
C’est cette noirceur de la guerre, du combat permanent qui vous intéresse, le côté tragédie ?
Pas la noirceur. Nous faisons du théâtre, nous sommes des dialecticiens. Après, oui, la tragédie, et la comédie, qui ont été inventées dans le même moment historique, en l’occurrence sur les bords du bassin méditerranéen.
Notre travail, c’est d’articuler des contradictions. Dans notre pratique de l’art, ces contradictions nous engagent à un travail.
La couleur générale de la programmation de cette biennale semble pourtant sombre, dès le spectacle d’ouverture, Madre, d’Anjélica Liddell.
NG : Je ne pense pas que cela soit intimement lié au fait que ce soient des artistes qui travaillent autour du bassin méditerranéen. Dans l’époque que l’on traverse, les subjectivités des artistes sont traversées comme celles des gens par des questions assez difficiles, ou par des angoisses très fortes.
OS : Je ne suis pas certain du côté sombre des pièces.
Celle d’Anjelica Liddell me semble au contraire lumineuse. Après, que soit mobilisé dans beaucoup de pièces un certain rapport à la mort, c’est vrai. Peut-être est-ce les préoccupations du temps, de la période que l’on vient de traverser où la mort était relativement présente mais assez invisible, par les mesures sanitaires. Peut-être aussi y a-t-il une tradition populaire dans ces pays-là qui consiste à mettre les morts en pleine lumière, ce qu’en Occident, nous refoulons depuis longtemps. Il ne s’agit donc pas de penser cela de manière mélancolique, mais d’affronter sa propre histoire.
NG : Le sujet ne détermine d’ailleurs pas fondamentalement le ton. Dans la pièce d’Argyro Chioti, qui prend pour hypothèse un peu absurde que pour entrer en contact avec un mort, il faut fabriquer un parfum et lire des textes dans un tuyau, c’est assez comique !
Cette ouverture sur la scène méditerranéenne est d’abord une ouverture vers les autres directeurs de scènes de la région montpelliéraine, qui co-programment cette biennale. C’était important pour vous ? Ça semblait l’être pour eux ; tous vous ont remerciés.
NG : C’était même l’idée au départ. Avant même de les connaître, dans notre dossier de candidature à la direction du CDN. On avait envie de faire quelque chose avec les autres. On a le goût pour la dispute, au sens classique, et la délibération collective ; ça fait avancer la pensée.
OS : Il y avait aussi l’envie de partager les questionnements, les problèmes, et dans une situation générale où on est plutôt incité à défendre chacun sa place, son identité de lieu… Sans avoir à céder sur la singularité de son projet, pouvoir partager, ça fait gagner un temps considérable.
NG : C’était une manière de faire mieux connaissance, en engageant un travail ensemble.
Construire avec d’autres structures, au niveau local, c est un message politique ?
OS : Oui. Au sens où tous les partenaires engagés sont des théâtres publics. On sent comme plein d’autres secteurs qui relèvent du service public que les attaques protées sont fortes. Les injonctions parfois de rentabilité, les réductions budgétaires*… Aujourd’hui, l’alliance est nécessaire.
L’engagement est un peu ce qui caractérise le théâtre, or on ne connaît pas d’artistes de la scène qui s’emparent de sujets locaux, de démocratie, d’environnement…
NG : Le travail de l’art est toujours inscrit dans les questions qui « brûlent » cette époque, mais je ne sais pas s’il peut être lié directement à une actualité ni que ce soit son rôle d’en témoigner. Il faut parfois 3 à 4 ans pour construire une œuvre. Peut-être faut-il inventer d’autres formes que l’écriture d’une pièce de théâtre qui puissent rendre compte de quelque chose qui est en train d’arriver au moment où l’on se parle.
Comme celle du reportage, qu’on voit en effet de plus en plus ?
OS : Oui… On dit que le théâtre est de son temps. Moi, je pense qu’il est plutôt l’enfant de son temps. Il y a toujours un décalage. Ce qui n’empêche pas ses enfants – les plus vifs ! – de se saisir de sujets qui les concernent directement. Je pense à la pièce Augures de Chrystèle Khodr, qui met en scène deux actrices, figures du théâtre libanais. Il y a une analyse de la situation théâtrale locale qui est en prise directe avec l’actualité de cette question.
Après, cette biennale articule, en termes d’organisation, un engagement local à la nécessité d’une ouverture plus large. Ces deux choses-là communiquent l’une avec l’autre. Le théâtre, les œuvres ou la geste des artistes ont un site de naissance mais ça ne détermine pas leur identité ou leur tâche, ni les limites de leur regard. Je ne connais pas d’art qui puisse se pratiquer hors-sol, hors une inscription locale, qu’elle soit consciente ou inconsciente. Ces choses-là sont mises au travail dans la création en permanence. […] Il y a aussi une facilité de l’art, par l’art, à s’emparer de sujets politiques en pensant les résoudre sur le plateau. Je crois alors qu’on est dans une grande naïveté !
On est rassuré, ce ne sera donc pas la folle ambition de cette biennale !
OS : Je pense qu’il y a quand même un message politique qui dit : on a besoin aujourd’hui encore et plus que jamais, que des artistes qui ne sont pas d’ici viennent ici. La promotion exclusive du local – si on a le plus grand respect pour elle dans le cadre de la production agricole, par exemple ! –, pour les produits de l’art, ça n’est pas pensable dans la même catégorie. Faire hospitalité à des artistes qui viennent de loin nous raconter des situations locales d’ailleurs, ça nous semble dans la période qu’on vit, qui est plutôt clôturant ou fermante, une bonne chose.
Ça marche aussi pour l’agriculture, non ?
OS : Oui (il hoche la tête).
NG : Et la réciproque est vraie. C’est absolument indispensable que les artistes d’ailleurs viennent ici et que ceux d’ici aillent ailleurs. C’est un mouvement à engager. Et c’est aussi un des enjeux des rencontres de la biennale. La fabrication de dialogues entre territoires – locaux par définition –, à Beyrouth ou à Athènes, dans un parcours de création, c’est une chose assez fondamentale. Avoir accès à d’autres conditions de travail, à d’autres situations politiques, à d’autres expériences artistiques, c’est ce que nous avons envie de favoriser.
* Dès son arrivée, leur prédécesseur aux Treize Vents, Rodrigo Garcia, a vu sa subvention métropolitaine baissée.
Amours méditerranéennes
Les amours de Nathalie Garraud et Olivier Saccomano pour la Méditerranée ne datent pas d’hier et sont fidèles. L’un et l’autre ont certes des racines familiales avec le Midi – une naissance à Carcassonne pour Nathalie et un grand-père italien pour Olivier ; « et La France est méditerranéenne ! » s’étonne de devoir souligner la codirectrice du centre dramatique national. « Entre 2003 et 2005, elle travaille régulièrement dans les camps de réfugiés palestiniens du Liban, où elle crée notamment Les Enfants d’Edward Bond », rappelle le site internet du théâtre des Treize Vents. « Un compagnonnage avec le collectif Zoukak à Beyrouth (depuis 2006), des productions étudiantes à Aix-Marseille Université (2011) et à l’Université Paul Valéry Montpellier III (2017, 2018), un laboratoire de création avec des acteurs italiens dans le cadre du projet européen Cities on Stage (2012) » complètent les preuves d’un attachement solide de Nathalie Garraud pour mare nostrum.
Quant à Olivier Saccomano, outre sa création Le Poème de Beyrouth à partir de l’œuvre de Mahmoud Darwich, treize ans passés à enseigner au département Théâtre d’Aix-Marseille Université ont forcément laissé des traces. Et l’un et l’autre se connaissent depuis 2006.