Pour le coup, ce n’était pas un événement. Ce début d’année, le photographe et réalisateur Raymond Depardon et son épouse, la productrice de cinéma et réalisatrice Claudine Nougaret, étaient présents à Montpellier, ce qui leur arrive très souvent. Le couple partage une maison non loin du rivage de Carnon, au sud-est de la métropole. Claudine Nougaret est d’ailleurs native de Montpellier où elle et lui se sont mariés en 1987.
Non, ce qui a fait l’événement mardi 30 janvier 2024 fut le don qu’ils ont officialisé au musée Fabre en présence d’un notaire et du maire-président de la Métropole, Michaël Delafosse. Sous les yeux de Michel Hilaire, conservateur général du patrimoine et directeur du musée qui en aura la charge, la signature de cette donation a inauguré le tout nouveau fonds photographique du musée, en le dotant de près de 200 tirages de l’œuvre monumentale du grand reporter, créateur de l’agence photo Gamma et membre de Magnum. Le geste se veut aussi « un coup de main », selon M. Depardon, au projet controversé de musée sur l’histoire des relations entre la France et l’Algérie que la Ville espère ainsi relancer.

Moments d’éternité
Les statuts du musée Fabre, musée national, ne l’autorisaient pas jusqu’ici à se consacrer à la photo. À la faveur de ce don et dans le cadre de sa future extension du musée, le ministère de la Culture a levé la restriction.
La donation dans son ensemble se compose de trois séries. Rural, composée de 86 tirages, des prises de vues des années 1981 et 2000 réalisées à la chambre photographique 6×9. Les clichés portent sur le monde agricole dont l’œil de Raymond Depardon sait mieux que quiconque capter les moments d’éternité : paysages français, hommes et femmes modestes dont le travail de paysan, loin du tumulte urbain, forge la silhouette, le regard et l’identité émouvante. La seconde série Communes, mieux connue des Montpelliérains et des visiteurs réguliers du Pavillon populaire où elle a été exposée en 2022, se compose, elle, de 32 tirages. Comme Rural, ces œuvres ont été réalisées à la chambre en noir et blanc et explorent la campagne, celle des départements de l’Aveyron, de la Lozère, du Gard et de l’Hérault, cette fois, l’été suivant le premier confinement de 2020. Célèbre pour sa manière de fixer le banal, Depardon se focalise pour cette série sur les ruelles désertes de ces villages méridionaux, écrasés par la chaleur, et leurs façades aux volets souvent clos. De grands formats qui semblent scanner dans le moindre relief ombres et lumières des murs de vieilles pierres, plus ou moins décrépis, pour en louer la monotonie quotidienne, et rendre grâce à leur indolente indifférence au tourisme de masse des côtes languedociennes.
Le troisième ensemble, Sous l’œil de ma main, constitue indéniablement l’autre événement de la donation. Composé de trois séries sur l’histoire de la décolonisation de l’Algérie par la France, il est selon le dossier de presse « un témoignage exceptionnel qui vient illustrer dans une évidence salutaire et bienveillante la complexité » de cette période sombre de la guerre. Il s’agit de deux reportages à Évian, aux instants clés des négociations des accords éponymes, l’un en 1960, l’autre un an après. Jeune photographe, Raymond Depardon photographie « à la dérobée » des moments de tension politique forts.

Questions mémorielles
Cette série-là n’était pas au programme des premières discussions sur la donation, en 2022, entre la Ville et le couple. L’ajout de cette série aurait été consenti à la demande de Montpellier, afin de compléter la collection du projet « musée de la France et de l’Algérie ».
« Je connais l’histoire de ce musée qu’ils n’arrivent pas à faire. Sa place idéale est ici », reconnaît le photographe interrogé par artdeville. Voulu par l’ancien maire de Montpellier Georges Frêche pour flatter de manière « honteuse » l’électorat pied-noir, selon ses détracteurs, (il proposait de montrer les éventuels « aspects positifs » de l’histoire de la France en Algérie) ou « pour apaiser la mémoire de la colonisation et de la guerre d’Algérie », selon ses partisans, le projet de musée avait été abandonné en 2014 par Philippe Saurel, alors maire de Montpellier. Il a ressurgi en 2020, à la veille des élections présidentielles, à la grâce du rapport de l’historien Benjamin Stora que lui a commandé le président de la République Emmanuel Macron. Ce rapport qui formulait une trentaine de préconisations sur des « questions mémorielles portant sur la colonisation et la guerre d’Algérie », proposait parmi elles d’exhumer le projet de musée à Montpellier. L’idée avait provoqué l’enthousiasme de M. Delafosse malgré les tensions et injures que la perspective de ce nouvel équipement culturel a régulièrement suscité depuis près de vingt ans. Au musée Fabre, on confirme, Sous l’œil de ma main complétera bien « la collection qui est aujourd’hui conservée au MUCEM de Marseille »… si le dossier redémarre. Car, à l’heure où nous bouclons, il est suspendu à la décision du nouveau gouvernement et, notamment, de sa nouvelle ministre de la Culture, Mme Rachida Dati. D’où la discrétion de la Ville, sans doute, qui n’a pas communiqué sur cet aspect-là de la donation.
> Une carte blanche sera donnée à Raymond Depardon pour une nouvelle exposition au Pavillon populaire après les travaux de rénovation qui y sont prévus, soit en 2026/27.

Légendes :

1 et 2 – Raymond Depardon et Claudine Nougaret, au musée Fabre, le 30 janvier 2024, dans la salle Soulages.  Ils ont officialisé leur donation en présence d’une notaire et du maire-président de la Métropole, Michaël Delafosse.
© FM/artdeville

3, 4 et 5 – Série Communes, Causse-Bégon (2021) – Série Rural, Madeleine Lacombe (1987) – Série Algérie, Oran (2019)
© Raymond Depardon