Dans l’élégant bureau de l’hôtel particulier où il a établi son cabinet d’architecture, François Fontès, regard bleu azur, revient sur un des chapitres qui a, en 2017, tenu en haleine les Montpelliérains. Approché au printemps dernier pour se porter candidat à la reprise de la librairie Sauramps par Jean-Marie Sevestre, son ex-PDG, il a finalement franchi le pas. Grand lecteur – « J’ai une bibliothèque de près de 12 000 ouvrages dont au moins un tiers acheté chez Sauramps », sourit-il – il est aussi éditeur de la plus ancienne revue d’architecture de France, L’Architecture d’Aujourd’hui. Amoureux de la ville « et du patrimoine culturel qui la constitue », il refuse de voir la librairie « partir dans des mains qui ne garantiraient pas sa survie, en tout cas dans sa configuration historique. » Le groupe Ametis, qu’il dirige avec son associé Bertrand Barascud, est spécialisé dans la promotion immobilière, notamment de logements sociaux, et génère un chiffre d’affaires de 250 millions d’euros. Implanté dans plusieurs régions françaises, Ametis conçoit aussi des équipements publics comme dernièrement la nouvelle fac de médecine de Montpellier et la salle de spectacles Agora du Crès, livrées en 2017.
La stupeur
Après de longs mois d’orages, le ciel s’est donc éclairci au-dessus de Sauramps, l’une des principales librairies indépendantes en France, créée en 1946, qui était en redressement judiciaire depuis mars 2017. Le 19 juillet dernier, la cour d’appel de Montpellier a finalement attribué la reprise au promoteur montpelliérain Ametis. Pendant au moins 4 ans, 100 emplois sur 119 seront sauvegardés.
Trois semaines avant, le tribunal de commerce avait désigné comme repreneur Le Furet du Nord. Le groupe de librairies lillois prévoyait de ne garder que 57 emplois, créant la stupeur tant chez les salariés que chez les politiques. Jusqu’à la ministre de la Culture, Françoise Nyssen. Interrogée par l’AFP en marge d’une manifestation littéraire à Paris, elle déclarait : « C’est une décision de tribunal sur laquelle nous n’avons pas à intervenir, mais, ajoutait-elle, je ne peux que constater qu’un dossier préservait 50 % d’emplois de plus. »
Examinée par le tribunal de commerce le 26 juin 2017, l’offre d’Ametis proposait, en effet, de conserver tous les magasins. Y compris Odyssée, présenté par Pierre Coursières, président du groupe Le Furet du Nord, comme « un puits de pertes considérables pour l’entreprise ». Dans un entretien accordé au quotidien La Marseillaise, il déclarait : « Il n’est raisonnablement pas possible de le garder. Il ne gagnera jamais d’argent. » Selon Julien Domergue, délégué syndical Sud Solidaires à Sauramps Triangle, Odyssée, ouvert en 2009, est plombé « par le coût trop important du loyer par rapport à la marge ». Mais aussi, livre-t-il, « par l’énorme crédit souscrit, qui coûtait au magasin 300 000 euros par an. » Un des aspects notoires « des erreurs de gestion passées », dit-il, qui ont conduit Sauramps, environ 25 millions d’euros de chiffre d’affaires, dans le mur.
Le 28 juin 2017, le tribunal de commerce tranche en faveur du groupe lillois. « Le jour où l’on a appris que le Furet reprenait, on était vraiment sonnés », se remémore Julien Domergue. Le nom de la librairie fait référence à la tradition locale de chasse aux lapins à l’aide de furets, et au magasin de fourrure dans lequel la librairie fut créée à Lille, en 1936. Les salariés de Sauramps et les nombreux clients pétitionnaires qui les soutiennent ont l’impression d’avoir été des proies. Le choc ressenti à cette annonce tient aussi à une toute autre approche de la librairie que ne partagent pas les salariés montpelliérains ; la part du livre étant réduite à 55-60 %.
Pour le Furet du Nord, cette décision ouvre des perspectives intéressantes dans le sud de la France, où le libraire n’est pas encore implanté. Racheté par le groupe Lagardère puis par Participex Gestion et Vauban Partenaires, il emploie 420 salariés dans 17 magasins dans les Hauts-de-France et en région parisienne qui réalisent 85 millions d’euros de chiffre d’affaires.
« Règlements de comptes »
Lors de l’audience au tribunal de commerce, l’offre d’Ametis est pourtant soutenue par les représentants du personnel, les deux administrateurs judiciaires, et Jean-Marie Sevestre. Les juges consulaires, commerçants ou dirigeants d’entreprise estiment cependant que Le Furet, professionnel du livre, sera le mieux à même de prendre les rênes de la librairie. Un argument qui ne tient pas aux yeux de Fontès : non libraire, Ametis n’en reste pas moins « un excellent gestionnaire et entend bien s’appuyer sur le professionnalisme remarquable des libraires de Sauramps ». Selon Julien Domergue, « la décision du tribunal a été un peu orientée par rapport à des règlements de comptes personnels. Pas dans l’intérêt des salariés. On avait l’impression qu’elle n’était pas pro-Furet du Nord, mais contre Fontès, et Sevestre à cause d’une réélection difficile à la chambre de commerce quelques mois avant. »
« Le Furet du Nord éliminait tout l’encadrement, détaille quant à lui Jean-Marie Sevestre. Il n’y avait plus de services réception ni commande à Montpellier, tout était dirigé de Lille. Or, pour moi, diriger une librairie à 1 000 kilomètres de distance, ce n’est pas possible, car une librairie vit. Un article dans la presse, par exemple, a des retombées. Il faut pouvoir réagir vite. »
Avec une rapidité propre aux mustélidés, Le Furet prend possession des lieux le 1er juillet. « En l’espace de 24 heures, ils ont changé tous les codes d’accès informatiques et fermé Odyssée », raconte Jean-Marie Sevestre. L’ex-PDG va, le soir venu, récupérer dans son bureau du Triangle ses lunettes et sa sacoche… Il fait appel de la décision du tribunal.
Le 7 juillet, la cour d’appel retient le caractère suspensif du recours ! Et, le 19, c’est finalement Ametis qu’elle choisit comme repreneur. Le coup de maître de ceux qu’on désigne désormais comme les héros du Midi contre le Furet du Nord ne manquent pas de nourrir, ici ou là, les soupçons de pressions occultes et la jalousie. « Nous étions perçus comme des richards désireux de s’acheter une danseuse », confie aux Échos le Narbonnais Bertrand Barascud (12/09/17). « Les juges, qui eux sont des professionnels du droit, n’ont jugé que sur la loi de 1985. La règle est d’attribuer le commerce en redressement judiciaire au mieux-disant en termes financiers et d’emplois. Sur ce terrain-là, il n’y avait pas photo », analyse Fontès. Les néolibraires préservent ainsi les cinq magasins existants : à Montpellier Le Triangle, Polymômes, Sauramps au musée et Odyssée ; à Alès, Sauramps en Cévennes. « Nous n’avons pas voulu fermer Odyssée car, si on veut ramener les gens à la culture, notamment les enfants, c’est à Odysseum, fréquenté par les familles, qu’on va pouvoir le faire. Et là, notre marge de progression est à mon avis très substantielle », expose Fontès. Dans ce magasin, l’offre sera élargie « aux loisirs créatifs, objets connectés et de bien-être aussi », ajoute-t-il. Grâce à une injection immédiate de « 2 millions d’euros pour le rachat de livres et 1 million pour la trésorerie, le stock a été reconstitué et la clientèle revient. »