Le dimanche 26 mai, les Français sont appelés aux urnes pour une institution qui peine à passionner les foules. En arrière-plan, le spectre d’un lobby sans état d’âme. Car s’il est légitime que chaque organisation professionnelle puisse défendre ses intérêts, la manipulation, les tentatives de corruption ou les intimidations posent problème. Ces derniers mois, des élus de la Région n’ont pas hésité à les rendre publiques pour s’extirper de l’insidieux adage : « Qui ne dit mot consent. »

Monsanto mon amour
Ce fut le réflexe du socialiste Éric Andrieu, eurodéputé du grand Sud-Ouest depuis 2014. Il y a près d’un an, le politique lançait la commission PEST suite au scandale des « Monsanto papers » et des polémiques sur les dangers du glyphosate. Son but : évaluer les protocoles de mise sur le marché des pesticides, « de l’instant A, où le nuisible est sur la plante, jusqu’à ce que les produits soient en rayon ». Au fil de son enquête, le constat d’Éric Andrieu est sans appel : « On s’est rendu compte que ces trente dernières années l’agrochimie a intégré le protocole pour garder la main ». Mais rapidement, lui et son équipe payent les conséquences d’un trop-plein de curiosité. La veille d’un vote, des messages « pro-glyphosate » de 10 mètres par 3 sont projetés sur la façade du parlement. Quelques semaines plus tard, Raphaël Delarue, l’un des assistants d’Éric Andrieu sur ce dossier, reçoit d’intrigants coups de fil venus d’outre-Atlantique. Une voix lui demandait en anglais s’il allait bien, si sa famille et ses enfants se portaient bien… « Au début, je n’ai pas pris tout cela au sérieux, mais c’est arrivé quatre fois en 15 jours… ». Et ça l’a un peu affecté.

Si jusqu’ici l’expérience est troublante, elle se révélera plus inquiétante encore. En octobre 2018, Raphaël Delarue s’aperçoit qu’un mail destiné à sa collègue, Merry Laballe, ne lui est jamais parvenu. Il lui renvoie… en vain. Dans un troisième mail, il expédie donc un simple « bonjour », qui arrive aussitôt. Alerté, Éric Andrieu en réfère au service informatique qui confirme le piratage externe. « Ils se sont rendu compte que les mails qui ne passaient pas contenaient tous le mot « cancer ». Ils étaient automatiquement déviés vers un dossier « Glyphosate » et finissaient directement à la poubelle. Nous avons pu remonter un certain nombre de mails que je n’ai jamais reçus. C’était des documents de scientifiques ou de médecins avec qui j’étais en relation sur le sujet des perturbateurs endocriniens… C’était comme ça depuis quatre ou cinq mois », souffle l’élu.
Sans oublier les deux invitations « confidentielles » de la firme Bayer, officiellement mariée à Monsanto depuis juin 2018. « J’ai fait savoir que je refusais, mais que je les invitais à Bruxelles. Ils ne m’ont pas répondu », sourit Éric Andrieu.
Depuis l’été dernier, l’édile a pris le parti de rendre toutes ces tentatives d’intimidation publiques avant que la paranoïa ne les gagne. « J’avais regardé la façon dont j’étais assuré, je m’attendais à tout », confie-t-il. Mais la médiatisation a eu raison de ce harcèlement sans visage.

« Manipulation crasse »
Avec sa proposition de loi sur les droits d’auteur, Virginie Rozière (LRDG), eurodéputée du grand Sud-Ouest depuis 2014, s’est quant à elle confrontée à la colère des Gafam. En effet, ces cinq géants de l’économie numérique mondiale que sont Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft ont construit leur empire sur la libre circulation des données. Pas contents, donc. Et ils l’ont fait savoir. « Le 21 mars, le Wikipédia allemand fait fermer ses services pendant 24 heures pour protester contre la directive. Mais quand on regarde qui finance Wikipédia, on retrouve Google. Les liens entre les deux sont flagrants. Et je trouve étonnant que l’on ne soit pas plus choqué que ça de l’immixtion d’une grande entreprise américaine dans le vote européen », peste Virginie Rozière. Ces derniers mois, Youtube s’est aussi infiltré dans le débat « en diffusant un argumentaire faussé. Beaucoup de youtubeurs l’ont repris. C’est de la manipulation crasse ». Tout comme cette campagne de spams, 40 000 messages en tout, qui a engorgé sa boîte mail 15 jours durant pour protester contre la loi.
Peu avant, le parlement accueillait également une étrange exposition expliquant pourquoi le texte était… mauvais. « C’était soi-disant l’œuvre d’un think tank européen. Mais quand on remonte les sources, on se rend compte qu’il relève d’un groupement d’organisations professionnelles dont le FCIA, un lobby américain du numérique, est le principal financeur ! On utilise le think tank, censé être un groupe de réflexion, pour contourner les règles de transparence du parlement. En principe, pour entrer au parlement, un lobby doit être enregistré comme tel », explique l’élue qui s’est empressée de dénoncer le subterfuge.

Un texte salutaire
Ces assauts répétés, Gérard Onesta, ex-eurodéputé (1999-2009) et ancien vice-président du parlement européen, en a été témoin. Lorsqu’il était le benjamin de l’hémicycle, l’élu régional se souvient notamment d’un étrange déjeuner avec des industriels du BTP. « Ils ont voulu m’inviter pour faire connaissance. À la fin du repas, ils m’ont demandé quels étaient mes besoins… Quand je leur ai dit que je ne mangeais pas de ce pain-là, ils ont un peu ricané l’air de dire : « Vous allez vite comprendre comment ça se passe. » Un phénomène « très courant ». « Si vous le voulez, à Bruxelles vous mangez gratos toute l’année », confirme-t-il.

Il faut dire que le nombre des lobbyistes enregistrés a littéralement explosé. « En 1991, ils étaient 400. Quand j’en suis parti, en 2009, ils étaient près de 15 000. » Aujourd’hui, l’institution compte 11 000 organisations inscrites pour un total de 80 000 personnes…
Le 31 janvier 2019, l’Europe franchissait cependant une nouvelle étape, en votant un amendement déposé par les écologistes pour renforcer la transparence des élus et des lobbies. Désormais, les rapporteurs et les présidents de chaque commission auront l’obligation de « publier, pour chaque rapport, la liste de toutes les réunions prévues avec les représentants d’intérêts ». Un texte salutaire, mais validé à quatre petites voix près, la droite européenne ayant exigé que le vote se déroule à bulletins secrets… Un cache-cache révélateur, mais cette fois sans effet. n

NB : Sollicitée, l’eurodéputé de notre circonscription grand Sud-Ouest, Michèle Alliot-Marie (Les Républicains), n’a pas répondu à notre invitation ; tout comme l’eurodéputé écologiste José Bové qui avait publié un livre très documenté sur les dérives du lobbying en Europe, intitulé « Hold-up à Bruxelles » (Ed. La découverte, 2014).

Décisions d’envergure

Si les 751 euro-députés que compte l’hémicycle n’encaissent pas tous le même volume de travail, certains d’entre eux ont porté des rapports et directives d’envergure. Le 16 janvier, les élus validaient les recommandations du rapport d’Éric Andrieu sur le processus d’homologation des pesticides, proposant d’aller vers plus de transparence et de moyens pour les agences européennes afin d’éviter les conflits d’intérêts. Un acte non contraignant certes, mais qui ouvre la voie à de nouvelles décisions… Le 15 mars 2019, Virginie Rozière voyait sa directive de protection des lanceurs d’alerte validée. Désormais, les représailles type intimidation, licenciement ou rétrogradation au sein d’une entreprise seront proscrites. Le 26 mars 2019, cette même élue arrachait une majorité de votes au Parlement pour faire passer sa directive sur les droits d’auteur après deux années de débats houleux. Parmi les grands textes également : le règlement sur la protection des données, ou la directive sur les travailleurs détachés visant à mettre un terme au phénomène de dumping social, tous deux approuvés en mai 2018.