On conçoit abusivement le design comme un art appliqué, dont la finalité serait de produire un objet, souvent industriel ou commercial. Or, comme le montre Suzy Lelièvre, le champ embrassé par cette manière créative de concevoir le monde ne s’embarrasse d’aucune frontière, surtout pas artistique.
À la galerie AL/MA, connue pour son goût de l’abstraction, l’artiste sétoise exposait ses dernières œuvres et, une nouvelle fois, révélait l’originalité du chemin qu’elle a choisi d’emprunter. Dans cet espace immaculé d’environ 40 m2, étaient proposées aux regards des visiteurs différentes pièces sobrement disposées à même le sol, accrochées aux murs ou posées sur une table, dont les entrelacs matérialisaient ledit chemin : un parcours de gestes élégants comme semble être élégante l’âme de Suzy Lelièvre (lire encadré). Des cubes de mousse noués en croix puis pétrifiés par un bain de porcelaine, tels des cœurs de pierre finalement fragiles, éponges à sentiments à jamais figés dans le temps ; un bas-relief de belle taille composé de résine douce et bleue ; deux autres blancs, potentiels nœuds gordiens qu’on s’interdira cependant de trancher ; une anse ample et souple insensément fixée au mur, un nœud de Möbius jaune vif dansant au gré du frôlement des visiteurs – une auréole jouant avec son ombre à sanctifier sa réversivité ?
« Une géométrie de caoutchouc » en tout cas, comme l’explique Suzy Lelièvre qui puise son inspiration des mathématiques ou plus précisément de la topologie. Ainsi, les pièces se nomment-elles par exemple Truchet, en référence à Jean Truchet (1657-1729) dont les pavages font le bonheur des matheux et des graphistes, ou encore 2π radians. De véritables énoncés.
Au coin de la galerie, justement, des pièces sinusoïdales forment des pavés sous lesquels… la plage bien sûr, puisque le sable en est le matériau principal. Malgré son design parfait, on croirait une trace digitale puisque l’artiste a choisi de respecter scrupuleusement l’angle formé par les sillons d’un tel geste dans le sable. Au mur, encadrés, des encres sur papier, dessins noirs et blancs qu’il serait abusif de rapprocher de ceux de Vasarely – si flashy – malgré leur caractère cinétique.
« À chaque fois, je programme des paramètres, fixe un protocole », décrit Suzy Lelièvre, qui conçoit son travail comme un travail de recherche. « Je fais des milliers de maquettes ; c’est assez compulsif ! Mais c’est surtout un plaisir. » Citant par cœur la définition du mot topologie qui « étudie les propriétés d’objets géométriques préservées par déformation continue sans arrachage ni recollement », la jeune femme confesse que sa « difficulté est de sortir de la logique de surface pour passer à celle du volume », ce qui ne surprendra personne. Pour elle, « c’est une manière d’interagir avec notre monde, de prendre conscience de notre action sur la matière et – en retour – de notre propre matérialité ». On lui a proposé de poursuivre ses recherches par un doctorat, « mais j’ai préféré faire un enfant », sourit-elle.
Suivez le guide
Née en 1981, formée par l’école des Beaux-Arts de Nîmes puis de Lyon, Suzy Lelièvre a poursuivi son cursus par l’École nationale supérieure de création industrielle de Paris. Elle vit et travaille à Sète, au chai Saint-Raphaël, des ateliers d’artistes ouverts en 2017. Lors d’un tour complet du chai, notre guide a presque oublié l’objet de la visite. Avant celle de son propre atelier, Suzy Lelièvre a en effet tenu d’abord à louer le travail remarquable de chacun des artistes résidents. Lorsqu’on a découvert enfin les rangées de néons sous lesquelles prennent forme ses recherches, un espace quasi céleste accroché à des charpentes métalliques, il était déjà trop tard pour s’y attarder.