Les traces du passé refont surface en ce mois de mars 2024 sur la façade des Archives départementales de Toulouse. Du boulevard Griffoul-Dorval, de la rue Louis-Vitet, sur les abords du canal du Midi, ou encore depuis les voies ferrées, Jeanne Durand y pose. Son visage est fermé et son sourire à peine visible. Dans sa tenue noire et stricte, l’ouvrière du XIXe-XXe siècle semble sage. « Dès qu’on arrive, peu importe où l’on se place, on a l’impression qu’elle nous regarde. C’est ce qui m’a marquée », explique Marilina Prigent. Une sorte de Joconde occitane finalement. L’artiste plasticienne, aux racines argentines, est à l’origine de cette œuvre. Son travail est le fruit d’un jeu de piste, d’une enquête approfondie, pour rendre hommage aux travailleuses de l’entreprise Brusson, fondée en 1872 et spécialisée dans le domaine agroalimentaire à Villemur-sur-Tarn.
De la recherche à la rencontre : les archives, un objet d’émerveillement
L’art, Marilina Prigent s’y prédestine très vite. Dans sa ville natale, Mendoza, en Argentine, elle s’essaie au dessin graphique, puis obtient son diplôme dans l’école des Beaux-Arts de Montpellier en 2013. L’artiste de 41 ans puise son inspiration dans des lieux insoupçonnés. « J’ai voulu adopter une démarche autour de la mémoire et des archives », confie-t-elle. Lettres, photographies, cartes, les archives regorgent de souvenirs qui émerveillent Marilina Prigent.
Mettre en lumière le passé à partir d’une installation, d’un collage photographique ou d’une vidéo en stop motion, oui. Mais ce sont des histoires de vie précises qui l’attirent. « Je suis très intéressée par les histoires de vie en marge, de personnes inconnues. » En d’autres termes, l’artiste rend visibles les invisibles, les opprimés, les oubliés de l’histoire… Ce qu’elle a tenu à faire avec Jeanne Durand. En arrivant aux Archives départementales de Toulouse, elle a déjà une idée en tête. Dans ces vastes rangées de documents, elle voulait « travailler sur le récit et les représentations des femmes ».
Exit la ménagère, l’ouvrière prend la pose
« J’ai parcouru différents fonds. Ce qui revenait toujours, c’était les femmes prises en photo avec un fond blanc et la famille autour. » Ce qui se dessine à travers ses photographies, c’est le rôle qui est assigné aux femmes de l’époque. Épouses, mères, elles sont représentées avec le blanc de la pureté. Elles étaient « modèles et pas sujets » de la photographie. En découvrant les fonds Brusson, Marilina Prigent tombe sur les portraits d’une vingtaine d’ouvrières. « Tout à coup, elles me regardent et m’interpellent par leur position et la présence qui se dégage d’elles. J’ai voulu en savoir plus tout simplement », se remémore l’artiste.
Avec les archivistes, elle parvient à retracer l’histoire de certaines d’entre elles, dont Jeanne Durand. Sa photographie est datée en 1896. À 12 ans, elle intègre l’entreprise et ce n’est qu’à 67 ans qu’elle prend sa retraite définitive. L’œuvre de Marilina Prigent s’est faite en trois strates. La première est, sans surprise, le portrait de Jeanne Durand qui n’a pas été retouché. En second plan, une autre archive prend place. Prénoms, horaires et montant paie, ce sont des archives de livre comptable qui viennent visibiliser les collègues de Jeanne Durand. Puis en troisième plan, un feuillage vient faire référence à la temporalité du bâtiment. Un moyen de faire « un pont entre l’archive et l’urbanisme de la ville moderne ».
Pour découvrir davantage cette œuvre, les Archives départementales et 1+2 résidence se sont associés pour créer un itinéraire culturel gratuit. Une table ronde avec l’artiste et des historiennes ouvre le bal le 27 avril 2024. Entre mai et juin, trois ateliers d’écriture seront conduits par Valérie Chevalier, ouvrière des mots à l’origine de l’Humus des mots. Le voyage prendra fin les 8 et 29 juin avec un atelier stop motion aux côtés de Marilina Prigent.