La dernière création de vous dont on a parlé dans ces pages est Une maison. Elle était entourée d’ocre, de poussière, de sable, peut-être avait-elle brûlé. Dans quel endroit nous mène votre nouvelle création ?
Je peux vous parler d’Une maison puisqu’on vient de la rejouer, le souvenir est tout frais [Propos recueillis le 19 janvier]. Cette maison que j’avais déconstruite, c’était plutôt un endroit de repli mais surtout d’échange et de rapport avec sa mémoire. Qu’est-ce qu’on fait de sa mémoire, des éléments qui ont été laissés par soi et par d’autres ? L’enjeu d’Une maison, c’était plutôt de faire sauter l’architecture pour casser le plan et retourner vers le terrain, la terre, pour finalement faire apparaître ce fantôme qui conclut la pièce.
Ce spectre semblait inquiétant. Voire menaçant ?
Non. Pour être très clair, j’ai fait cette pièce juste après la mort de mon père et c’était tout simplement pour offrir un écrin à son fantôme. De jouer, c’était pour moi très émouvant et joyeux.
Désolé, je ne le savais pas.
Je ne l’avais pas dit jusqu’à présent. Mais c’est aussi le rapport que j’entretiens à l’art, un rapport très direct avec les préoccupations qui me traversent, qu’elles soient environnementales, dans le sens de mon environnement jusqu’à l’intime.
De cette matière environnementale, du global à l’intime, vous proposez des synthèses, en somme ?
C’est vrai que de pièce en pièce, je travaille un peu comme on écrit un journal. J’écris un journal depuis presque trente ans et ces pièces en sont aussi les formes que ce journal prend au moment où il est écrit. D’être très à l’écoute de ce qui m’entoure et de ce qui jaillit de l’intérieur, cet endroit un peu trouble qu’est une sensation intime, une vision du monde, dans lequel je suis inscrit.
Quelle est la marque de fabrique Rizzo, sa couleur profonde, qui vous distingue des autres chorégraphes ? Le côté plasticien déjà ?
Une certaine plasticité, je dirais, oui. Qu’elle soit à l’œuvre par un environnement visuel ou tout simplement par la plasticité même de la danse. Il y a aussi cette chose un peu floue que j’essaie d’entretenir entre l’abstraction et le récit. Comment dialogue la question du récit et la question de l’abstraction. Il y a une question fondamentale chez moi, c’est la forme d’élasticité entre la question de l’apparition et de la disparition. Et sous le couvert de tout ça, peut être, je crois être un joyeux mélancolique.
Le rire est la politesse du désespoir, dit-on…
Je suis en effet quelqu’un d’extrêmement joyeux et je porte en moi une forme de mélancolie, oui. Pas quelque chose qui assomme ; c’est une mélancolie qui me porte, en fait, qui me met au travail, en état de composition. Mais derrière, il y a une seule et même interrogation, finalement : comment on deale avec la question de la mort, dans la représentation, puisque de toute façon il ne peut pas y avoir de véritable mort. Pour moi, c’est tout l’enjeu, depuis le théâtre classique. Qu’est-ce qu’on fait de cette question-là ? On essaie de s’acoquiner avec, pour peut-être rendre cette question un peu acceptable.
Quand vous parlez d’apparition, de disparition, qu’est-ce qui apparaît et qu’est-ce qui disparaît ?
En répétition, j’assiste à des apparitions de sensations. Il apparaît aussi des formes, des énergies ; c’est cela qui apparaît et disparaît. Et c’est par le geste, par la lumière, le son, presque le théâtre… Comme dans un laboratoire d’apparitions, on fait des tentatives, des explorations et des hypothèses apparaissent. Ces hypothèses-là me paraissent valides pour déposer quelque chose, une forme qui viendrait nous regarder, à la fois moi et le public, qu’on observerait ensemble et vraiment, à un instant T. C’est pour ça que je parlais du journal : Une maison, c’est la pièce de 2019, En son lieu la pièce de 2020 et Miramar, c’est vraiment la pièce de 2022, dans le sens où elles posent des moments, des instants T et pas des sujets plus larges que le temps dans lequel je suis, au moment où je suis en état de création, pour rendre compte formellement de ce moment-là.

Miramar © Marc Domage

Miramar est donc la troisième pièce de l’ensemble ?
Je travaille assez souvent en triptyque. Une maison, En son lieu, le solo qui a suivi après pour Nicolas Fayolle qu’on a présenté à Montpellier Danse l’été dernier, et Miramar, cette année, sont trois pièces qui appellent l’invisible. Et cet appel de l’invisible permet surtout de considérer le lieu d’où on l’appelle. Une maison qui était cet enjeu d’appeler ce fantôme. Donc il fallait faire disparaître la maison pour revenir au terrain et organiser une espèce de mini bacchanale, ou fête finale, pour faire apparaître le fantôme. En son lieu, le solo avec Nicolas, était vraiment un appel à la nature puisqu’on a travaillé pratiquement toute la pièce en extérieur avant de venir en boîte noire pour travailler qu’avec de l’artifice. Du coup sans la nature, et continuer d’appeler ces espaces qui ne sont plus présents. Et Miramar, pour moi, c’était au départ la volonté d’organiser un flou de danse qui serait un appel au-delà de l’horizon, dans lequel chaque danseur s’intégrerait. Quand je vais au bord de la mer, je dis toujours je vais voir la mer et finalement, je regarde plutôt les gens qui regardent la mer. Je me suis demandé si réellement ils regardaient la mer ou si leur esprit ne divaguait pas, en fait, derrière l’horizon. Si la mer avait cet effet ? Avec son flux incessant d’allers-retours, une forme de conducteur entre un espace invisible (ou peut-être son propre intérieur ?) et le lieu de là où on appelait, c’est-à-dire souvent le rivage. Miramar est parti de là, avec comme premier appel le solo d’une danseuse, un appel vers cet inconnu, ce vide.
Miramar, c’est un peu partout ? Un cheminement ?
Oui, c’est un cheminement, des circonstances… Et ce mot s’est imposé parce que je trouvais que Miramar, comme tous les titres, est aussi une promesse de quelque chose à venir. Ça veut dire regarder la mer ; c’est un point de vue, finalement. Ce qui m’intéressait le plus, c’est la question du point de vue, de se mettre à un endroit précis pour appeler.
Concrètement, c’est une pièce pour 11 danseurs…
Un plus dix. Ça commence par un solo et, ensuite, une polyphonie dansée par dix corps qui prend le relais. Ils ont au-dessus d’eux un plafond lumineux robotisé qui est lui-même tout le temps en mouvement, une espèce de double flux : de lumière qui scanne constamment le sol où se déroule cet autre flux qui est la danse. J’avais envie que les spectateurs et les danseurs aient le même point de vue, en tout cas, la même direction de regard. Ils ne sont pas dos au public, ils ont un point de vue dans la même direction que le public regarde lui-même. C’est une très grande perspective qui part du dernier rang du public jusqu’à la fin du plateau. C’est-à-dire qu’on est tous dans le même alignement de regards vers l’inconnu. Ça, c’est une donnée très importante dans le projet.
Un côté numérique un peu inquiétant ? On en revient à la question du début.
Le plafond, c’est que de la robotique, oui. C’est à la fois un plafond qui a une poésie mais qui est aussi une menace, oui. Après, pour être très honnête, c’est une pièce qui devait s’appeler Par-delà l’horizon, vu les circonstances de création et le rapport au monde actuel. Comme horizon il n’y en a pas spécialement ! C’est peut-être tout simplement pour essayer d’en faire apparaître un déjà. On verra dans un deuxième temps si on peut regarder derrière.

Le spectacle est en tournée en France. Il a été joué en Occitanie à Toulouse, Tarbes, Nîmes et sera joué à l’Archipel de Perpignan (9 au 10 juin) et à Montpellier (30 nov. et 1er déc. au domaine d’O).